Immobilité et mouvement ne font qu’un
L’un des grands défis du Budo et de faire comprendre aux pratiquants ce qu’est le mouvement et l’immobilité. Sans avoir une grande connaissance de ces deux phénomènes par l’expérience physique, il est possible toutefois d’essayer de comprendre ce que ces deux mots sous-tendent.
Le mouvement, nous dit le dictionnaire Robert pour tous, est un « changement de position dans l’espace ». Descartes, quant à lui disait, qu’il s’agit d’une « action par laquelle un corps passe d’un lieu à un autre ». Voilà deux définitions qui s’accordent sur le principe de déplacement dans l’espace. Pour un budoka, le mouvement est le travail d’une vie. Les techniques sont là pour lui apprendre à marcher, se tenir, bouger son corps, utiliser un outil ou une arme, puis faire bouger une personne, interagir avec elle, etc. On pourrait donc résumer les arts martiaux à l’art du mouvement efficace, ce qui n’est pas entièrement faux.
Replongeons-nous dans le dictionnaire pour lire à présent la définition du mot immobilité : « état de ce qui ne change pas ». Voilà une définition intéressante, car elle ne s’oppose pas à celle du mouvement. Prenons comme image la référence que se donne une religion et comme exemple, utilisons Bouddha. Le Bouddhisme depuis ses origines n’est pas resté figé, loin de là. Il a su évoluer, créer des interprétations différentes, des courants différents, s’adapter et conquérir de nombreux pays, augmenter le nombre de ses fidèles pour arriver jusqu’à nos jours. En revanche Bouddha, son image, sa personne, sa légende, n’ont pas changé. Bouddha reste le référent du Bouddhisme. On peut dire alors que si le référent est immobile, la doctrine, elle, a suivi ou créé le mouvement. L’exemple est valable pour toutes les religions. Avec cette image, on peut en déduire donc que mouvement et immobilité ne sont pas des mots antagonistes, puisque dans le mouvement on peut conserver une certaine immobilité.
C’est exactement ce que nous enseignent les arts martiaux, avec un autre langage, celui du corps. Si on persiste à penser que l’immobilité est l’opposé du mouvement, alors on est bloqué. Pourtant, il suffit de s’arrêter cinq minutes en seiza, de respirer calmement pour arriver au non-mouvement me direz-vous. Cette observation n’est pas correcte. C’est comme regarder une montre et ne pas entendre tous les mouvements des rouages qui jouent à l’intérieur. Lorsque vous êtes immobile, votre cœur bat, vos poumons inspirent et expirent, vos organes continuent à fonctionner et vos pensées suivent leur cours. Il y a donc bien du mouvement en vous, vous êtes loin de l’arrêt total, car votre état change à chaque seconde. Ce mouvement intérieur est généralement ce qu’on appelle immobilité. La définition du mot est juste si on porte un regard extérieur et fausse si on porte un regard intérieur. Mais il est vrai que l’état d’immobilité extérieure n’est pas inutile, bien au contraire. Il permet de ressentir le mouvement intérieur en faisant plus de calme dans son corps, en stoppant momentanément ses fonctions motrices (déplacement dans l’espace). L’immobilité permet alors d’écouter la vie qui est en soi, la vie qui est création et mouvement.
A l’inverse, peut-on dire qu’il existe une immobilité dans le mouvement. Si on conserve en mémoire l’image que j’ai donnée plus haut sur Bouddha, c’est assez facile à transposer cette idée dans les arts martiaux. On le sait tous, il est possible de bouger comme un beau diable, de faire mille prouesses techniques qui laisseront pantois le moindre spectateur. C’est encore une fois l’aspect extérieur que l’on regarde. Le budoka peut dans le mouvement conserver son centre immuable, son hara plein d’énergie, sa décision inflexible de combattre, autant de centres immobiles qui sont en soi. En Aïkido, les techniques bien réalisées permettent de voir que celui qui les réalise (tori) garde son centre et se place au centre du mouvement, tandis que son partenaire (uke) est expulsé vers la périphérie. Tori peut aussi ramener uke en son centre pour l’amener au même état que lui, c’est-à-dire immobile. Dans les deux cas, tori cherche alors l’immobilité au sein du mouvement.
Une autre façon de voir le mouvement est similaire à la définition de la ligne droite ou de la courbe, peu importe. Un trait quel qu’il soit, dessine deux directions (mouvement, car déplacement dans l’espace) mais est constitué d’une infinité de points (immobilité, car les points sont fixes dans l’espace). C’est la même chose dans l’exécution d’une technique. A n’importe quel moment de la technique vous pouvez vous arrêter pour en voir les différents points qui forment son ossature indestructible et immobile. Réassociez les points ensemble et vous obtenez le mouvement. On comprend mieux pourquoi les budo ne cherchent pas à séparer immobilité et mouvement. L’école Kashima-Shinryu, stipule d’ailleurs que la première des ces cinq lois liées (goko no hojo) est « mouvement et immobilité ne font qu’un ». Autre exemple : la marche martiale. Lorsque l’on regarde un senseï marcher (c’est particulièrement frappant avec Tamura Senseï), on peut voir que chacun de ses pas sont comme suspendus dans le temps, comme immobile. Et pourtant ils contiennent tous les mouvements possibles. Pour expliquer la marche et le mouvement intérieur, j’utilise souvent l’image d’une bouteille d’eau en plastique à demi-pleine. A chaque pas, notre pied (la bouteille) touche le sol et se pose une à deux secondes. Mais le mouvement ne s’arrête pas là. Une onde de choc remonte dans le pied, onde que l’on voit très bien dans la bouteille et qui agite l’eau. Si l’on sait exploiter cette onde, ce mouvement intérieur, nous pouvons repartir facilement, mais aussi conserver un mouvement interne au moment (certes assez court) où le pied s’arrête sur le sol. L’observateur qui ne capte que la surface des choses pensera que voilà un arrêt dans le mouvement qu’il pourra exploiter pour une attaque. Mais il se leurre. Car un maître de budo peut toujours bouger, surtout quand il est immobile. C’est le secret de l’explosivité et de l’instantanéité du mouvement.
Revenons à l’arrêt total de la motricité corporelle, comme dans seiza par exemple ou bien dans une position immobile mais debout. Ce non mouvement apparent est, à mon sens, le plus efficace martialement parlant. En effet, si vous avancez, votre direction est claire et vous n’avez pas beaucoup d’autres possibilités de mouvements, sinon partir vers la gauche ou la droite, mais impossible de reculer dans le même temps. Si vous ne bougez pas, tous les mouvements deviennent alors possibles, toutes les directions vous sont ouvertes. Autre exemple, l’utilisation d’une garde marquée, les mains en avant par exemple. Si ce type de kamae est intéressant à travailler, il restreint là aussi le champ des possibles. Mu-kamae (garde sans garde) en revanche offre tous les possibles, ce qui explique que nombreuses sont les disciplines qui l’enseignent, aussi bien aux armes qu’à mains nues. Dans les deux cas, l’absence de direction, de mouvement, l’immobilité apparente donc, va permettre la naissance de tous les mouvements, car ils sont déjà présents à l’intérieur du corps.
On peut rétorquer qu’il existe pourtant dans les arts martiaux une séparation entre les arts internes et les arts externes. Je diras tout d’abord que les arts internes ne sont pas des arts de l’immobilité. La position de l’arbre en Qigong par exemple, permet justement de prendre conscience du mouvement invisible. Les externes ne sont pas que des arts du mouvement. Sans capacité à conserver le centre, aucune technique ne tient ses promesses.
Ensuite cette séparation interne-externe est une vision occidentale qui cherche a apposer sa vision dualiste du monde. N’importe quel asiatique pratiquant les arts martiaux, notamment les chinois ou les asiatiques du sud-est, ne font aucune différence entre styles interne et externe. Les deux sont liés, comme le yin et le yang. Dans la vie d’un homme il y aura une phase plus externe (jeunesse, phase yang) lorsque le corps est plein de souplesse et de tonicité, et une phase plus interne (vieillesse, phase yin) lorsque le corps est moins en forme mais plus sensible. Mais de tous temps sa discipline lui propose à la fois l’interne et l’externe au sein des techniques étudiées. Un grand professeur de Tajiquan et de Kung-Fu Shaolin me disait cette semaine que « ne faire que de l’externe c’était se construire une carapace solide mais sans rien dedans, avec l’illusion de la force en raison d’une grande capacité de mouvement. Mais ne faire que l’interne c’est croire qu’on est fort parce que l’on développe des racines, alors que le premier coup de vent important peut nous déraciner« .
On le voit, immobilité et mouvement sont inextricables pour tous ceux qui veulent vraiment comprendre le Budo. C’est une des raisons pour lesquelles la méditation est une alliée importante, voir capitale, des budoka, ces artistes du mouvement.