Du bushi au samouraï : évolution du guerrier japonais – 1

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Bushi-portraitDans les articles de ce blog, j’ai généralement fait attention à ne pas mélanger le mot bushi avec le mot samouraï, au point que certains lecteurs m’ont demandé la raison de ce choix. Tout simplement parce qu’il existe une grande différence entre ces deux statuts. Des différences de comportement, de philosophie, mais aussi différences de pratique et de réalités économiques, sans parler d’époques. Tout ou presque sépare le bushi du samouraï.

Le bushi est un terme d’origine chinoise. 武士 signifie littéralement « guerre » et « gentilhomme », soit le guerrier gentilhomme. Ces deux mots ne sont pas à prendre à la légère, car ils définissent l’idéal du combattant, même si de l’idéal à la réalité, il y avait souvent un gouffre. Le terme apparaît pour la première fois au Japon vers l’an 800 pendant l’ère Heian, dans le Shoku Nihongi (livre de l’histoire du Japon). Bushi est le seul terme qui désigne les guerriers jusqu’à l’arrivée du terme samouraï, que nous verrons par la suite, après les années 1600. L’idéal du bushi donc, est de se comporter en gentilhomme, de porter les armes et de se distinguer par sa bravoure, mais aussi par sa science militaire. C’est donc un idéal qui correspond aux chevaliers occidentaux. C’est d’ailleurs et avant tout un cavalier, dont l’arme favorite est l’arc (yumi). Chaque bushi est avant tout un propriétaire terrien. Il cultive sa terre et ne manie les armes que lors des périodes d’entraînement ou pour une préparation à la guerre. Cet attachement à la terre est fondamental pour comprendre la mentalité du bushi. Riche ou pauvre, il possède toujours un coin de terre pour pouvoir faire vivre plus ou moins convenablement sa famille. C’est la raison première qui fait de lui un membre de son village, puis de son clan. Les liens du sang et de la terre sont indissociables. C’est pour défendre son clan ou sa terre, généralement les deux à la fois, qu’il prend les armes et pour aucune autre raison.

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Nous sommes au 13e siècle, et les terres commencent à se raréfier devant une population qui croît. Le pays est constitué à 80% de montagnes et de forêts, aussi la moindre terre arable constitue un bien important. D’ailleurs la richesse des seigneurs, petits et grands, se compte moins en monnaie qu’en boisseaux de riz.

A cette époque, les combats en duels n’existent quasiment pas. La période est aux affrontements sur le champ de bataille aussi la technique martiale est celle de l’engagement en groupe. Il faut donc connaître les techniques de cavalerie, le maniement de l’arc, des sabres, éventuellement d’une arme longue (voir les armes du guerrier) et pouvoir porter une armure fort lourde. Ce dernier point paraît un exploit aujourd’hui (60 kg d’armure en moyenne), mais rompu aux travaux agricoles, leur musculature en faisait des hommes robustes. Les généraux devaient en plus connaître sur le bout des doigts l’art de la fortification et de la stratégie, notamment les écrits de Sun Zi et son « art de la guerre ». Cela signifie que ces guerriers sont avant tout des pragmatiques. Il n’est nul besoin de se sacrifier inutilement pour son seigneur et mieux encore, la fuite est encouragée si elle sert à reconstituer ses forces un peu plus tard. En 1336 Tsuchimochi Nobuhide, un capitaine d’armée aguerri et réputé, écrit :« Nous avons subi des pertes sévères, nos forces ont été anéanties et nous avons fui »(1). Point de honte ici, pas question de se faire sepukku non plus.

bushi-cavalier

Chaque bushi est un homme qui, nous l’avons vu, s’assume pleinement aussi bien dans les champs que dans la guerre. Il est fier de ce double statut de guerrier-paysan et possède un côté indépendant qui peut étonner aujourd’hui. Il est capable de dire ce qu’il pense à son supérieur et tient avant tout à conserver sa terre. Il s’agit bien de sa terre, car elle est soit le cadeau d’un seigneur pour faits d’armes ou un héritage familial. Il n’est donc certainement pas un serviteur aveugle et zélé. Au contraire il se considère comme un gokenin, c’est-à-dire un chef de clan, même s’il n’était chef que de sa propre demeure. Cette vision que le bushi a de lui-même explique pourquoi sa liberté est ce qu’il possède de plus précieux. Cela explique également que les changements d’alliance étaient aussi fréquents dans le Japon médiéval, car si le clan tient ses membres par le sang, en revanche la liberté d’action et la possession des terres permettaient la survie au quotidien. Encore une fois, il faut donc considérer que le bushi est avant tout un pragmatique.

 

L’instauration des bushis

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Les premiers guerriers professionnels naquirent à l’ère Yamato (300 ap. J.C.). A cette période les clans s’organisent autour de fonctions religieuses, détenant un pouvoir spirituel qui permet un pouvoir sur le peuple. Les guerriers défendent alors les possessions et les titres des clans, ainsi que les lieux de culte du clan. Des lois édictées par Shôtoku Taishi (574-622) permettaient la conscription des paysans en cas de guerre. Il faut dire que les guerres ne manquaient pas entre le clan Mononobe, défenseur du shintoïsme, et le clan Soga, défenseur du bouddhisme. Mais la conscription n’allait pas avec un pays en plein développement où il fallait de la main d’œuvre pour défricher et rendre arables le plus grand nombre de terres possibles.

TAIRA-NO-MASAKADO

Sous l’ère Nara (710-794), la conscription militaire est supprimée par Fujiwara Nakamaro en 721. Cet acte donne naissance à une classe des guerriers professionnels ; les bushis sont nés. Leur rôle est avant tout d’assurer la garde des grandes familles et de la noblesse impériale. Sous l’ère Heian, cette aristocratie va monter en puissance. Le raffinement intellectuel, artistique et la richesse considérable va la démarquer des bushis qui passent pour de sombres brutes. Le fossé entre ces deux castes se creuse et le mépris des nobles pour les guerriers est de plus en plus explicite. Les nobles détiennent le pouvoir tandis que les bushis gardent ce pouvoir. La situation ne peut durer longtemps. En 935, Taira no Masakado tue son neveu et s’empare de sa province. En l’unissant à la sienne il devient ipso facto le maître de la plus grande plaine du Kantô (actuelle Tokyo) et déclare ses terres indépendantes du pouvoir impérial. En 940 il s’auto-proclame empereur. C’est un autre membre de son clan, Taira no Sadamori, qui le tue avant que les troupes impériales (les vraies) de Kyôto ne viennent tout dévaster. Cet épisode est un coup de semonce qui annonce un grand changement dans ce Japon.

yoritomo-minamotoEn 1185, la fin de la guerre de Genpei, le clan des Minamoto est vainqueur du clan Taira. Il s’empare alors du pouvoir en conservant l’empereur sous son emprise. Minamoto no Yoritomo (image de gauche) instaure le bakufu, c’est-à-dire un gouvernement dirigé par les bushis, et lui-même devient le shogun. Désormais il y aura une noblesse militaire (Buke) à côté de l’ancienne noblesse de la cour (Kuge). C’est le début de l’ère Kamakura. Pour consolider ce pouvoir Yoritomo instaure un système de lignage entre chaque bushi et son seigneur. Ce changement est énorme car il implique que le rapport entre les guerriers passe d’une solidarité horizontale à une soumission verticale. Cette organisation est définitivement codifiée en 1232 par le code de Jôei. Pour contrôler le pays, il crée l’ordre des Jitô, c’est-à-dire des officiers-percepteurs d’impôts, et des Shugo (gouverneur militaire de province) qui surveillent tout ce qui se passe dans le pays. La tâche de ses deux ordres est avant tout de confisquer peu à peu les richesses de la noblesse impériale au profit du shogun.

 

La fin des guerriers

mongol-tir-arc-chevalEn 1274, puis à nouveau en 1281, les Mongols de Kubilai Khan tentent de débarquer au Japon pour envahir le pays après sa conquête de la Corée. De nombreux émissaires mongols avaient demandé au Japon de se soumettre. Mais ils s’étaient adressés au Chinzi Bugyô, ou le Commissaire à la défense de l’Ouest qui transmettait le message au shogun et à l’empereur, avec ses propres commentaires. Ceux-ci disaient de ne pas prendre tout cela trop au sérieux, la distance maritime mettant le Japon à l’abri de toute invasion. Grave erreur que le shogun Kamakura et son entourage commettra d’autant plus facilement que les bushis, encore relativement nouveaux au pouvoir du pays, n’ont aucune idée de la politique étrangère. De son côté le jeune empereur Tokimune Hôjô refuse de se rendre aux Mongols. Conseillé par le moine bouddhiste Nichiren, celui-ci lui dit que le moindre Mongol sur le Japon serait un signe néfaste pour lui et tout le pays. Conclusion, deux débarquements puissants (23000 soldats en 1274 et 40 0000 soldats et marins en 1281) qui ont failli anéantir les bushis, si à chaque fois une tempête, un vent divin (kamikaze), n’avait pas détruit une grande partie de la flotte. La désorganisation des japonais divisée entre clans, la défaite, l’impréparation du shogunat, l’absence de récompenses pour les guerriers et les défaites sur le terrain remettent durement en question les combattants japonais qui vont entrer dans une crise existentielle.

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(Bushis à l’abordage d’une embarcation mongole)

L’ère Muromachi débute en 1333 avec l’arrivée d’un nouveau clan à la tête du shogunat. Il s’agit des Ashikaga. Leur montée en puissance n’est nullement gênée par la cour impériale qui s’est perdue en guerres intestines de succession qui l’ont considérablement appauvrie. Toutefois, la succession des Ashikaga jette à leur tour les bushis dans des guerres de succession incessantes. Le shogunat s’affaiblit et perd le contrôle de la situation. Le Jitô et Shugo en profitent pour augmenter leur richesse et leur indépendance vis-à-vis du pouvoir central. En province ils prennent le pouvoir sous le titre de Daimyo (littéralement, grand nom). Pour arriver à leurs fins, ils confisquent dans un premier temps les terres des bushis les plus faibles au nom du shogunat. Ceux-ci sont obligés de se mettre au service du shogunat. Puis ils deviennent Daimyo en se coupant du shogunat, conservant les terres et le service des bushis pour leurs seules fins. En l’espace de 50 ans, tout le pays s’est ainsi réorganisé et le bakufu est désormais sous la coupe des grands seigneurs provinciaux. Ce retournement de situation ne va pas sans heurts, mais les daimyos pour accroître leurs forces et se rendre invincibles vont enrôler de force les paysans. C’est l’origine des Ashigaru (littéralement, pieds légers), qui constituera la plus grande partie de l’infanterie des armées. Les bushis deviennent alors des officiers et non plus des combattants individuels. Ce changement est capital, car jusqu’ici les batailles se faisaient avec quelques centaines, parfois des milliers, de guerriers rompus aux arts de la guerre. Il n’y avait pas d’ordre dans les troupes. Les capitaines pouvaient décider d’attaquer ou de se retirer quand bon leur semblait. Avec des troupes comportant des dizaines de milliers de combattants, l’art de la guerre et la distribution des rôles allaient considérablement évoluer.

Ashigaru

(Reconstitution de troupes d’ashigaru, formant un mur de piques)

En 1573, le pays en conflit incessant entre daimyos pour le contrôle des provinces, se voit unifier sous les coups de boutoirs de trois grands généraux, Nobunaga Oda, Hideyoshi Toyotomi et Ieyasu Tokugawa. Les armées comportent environ 300 000 hommes, les bushis ne sont plus que des exceptions dans ces troupes. Après la bataille de Sekigahara (1600), l’utilisation massive des mousquets et des canons, les attaques à l’arc et aux flèches, ou le sabre à la main, ont vécues. D’ailleurs pour la première fois de l’histoire du Japon, 80% des blessures par projectiles sont faites par des balles. C’est la dernière bataille des bushis. La paix va désormais régner. Elle sera imposée d’une main de fer par Tokugawa, devenu shogun. La classe des bushis ne sert plus et cette Pax Tokugawa va poser la question de l’existence même des guerriers qui ont forgé le pays par l’acier et par le sang.

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(Bataille de Sekigahara, extrait)

(Lire la seconde partie de cet article).

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(1) cité dans l’ouvrage de Thomas D. Conlan, « Technique de bataille et armement du 13e au 19e siècle ».

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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

3 réflexions sur “Du bushi au samouraï : évolution du guerrier japonais – 1

  • 6 février 2014 à 18 h 39 min
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    Bonjour, Quelques remarques personnelles et amicales, Pour moi, dans Bushi, ce sont les idéogrammes Guerre et serviteur plutôt que gentilhomme, Mais je veux bien recevoir votre point de vue. Ensuite, durant l’invasion mongole, les japonais se sont préparés 7 ans, on peut encore voir les murs en pierre sur la côte et une force militaire conséquente y fut stationnée, durant un mois aucun mongol ne put rester à la nuit sur le rivage. c’est un mois de combat acharné et organisé ! D’autres petites choses aussi mériteraient un débat. En tout cas bravo de prendre le temps d’écrire ces articles.

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    • 8 février 2014 à 17 h 26 min
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      Bonjour Frédéric,
      Merci pour les commentaires, cela fait plaisir d’avoir affaire à des connaisseurs. La traduction des kanjis ou des caractères chinois peut toujours se faire se plusieurs niveaux. La traduction littérale, clé par clé d’un même caractère. La traduction, caractère par caractère (c’est le cas que vous exprimez), dans le cas des mots qui ne sont pas monosyllabique. Puis la traduction complète qui est la plus proche du sens historique, du sens littéraire, du sens culturel du pays. Et enfin, la traduction dans la langue étrangère qui est la nôtre (dans ce cas-ci). Cela fait beaucoup d’interprétations potentielles. De plus, le mot Bushi veut avant tout dire guerrier tandis que samouraï viendra plus tard conforter le sens de serviteur.
      Pour ce qui est de l’invasion mongole, les murs (si ma mémoire est bonne, mais je n’ai pas contrôlée, donc je peux me tromper) et les forces importantes nippones que vous citez n’ont eu lieu qu’après la 1ère tentative d’invasion. Chat échaudé craint l’eau froide comme on dit. Mon article est une synthèse rapide qui parcourt les siècles et ne permet pas d’entrer dans le détail. Mais vu que vous êtes un lecteur critique, je ferai une série d’articles rien que sur les invasions mongoles. Pari tenu !
      Bien à vous.
      Ivan

    • 8 février 2014 à 21 h 05 min
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      Bonjour, elle est bien votre réponse. J’aurais donc plaisir à continuer de vous lire. Sur certains sites, il y a beaucoup de copié collé approximatifs…
      C’est vrai que lors de la première invasion, ils ont été un peu léger en se contentant de couper la tête des émissaires Mongols… Un livre sur ce sujet est sorti en France l’an dernier, mais je ne l’ai pas lu.
      Au Japon, ils s’intéressent à cette période là en ce moment, nostalgie nationaliste ? Je ne suis resté que 15 mois au Japon, à Gunma, il y a encore beaucoup d’aspects linguistiques et culturels qui me dépasse.
      Sinon, je fus pratiquant d’art martial, et maintenant je m’occupe du tir à l’arc à cheval en France, je suis expert fédéral pour la FEE, si un jour quelqu’un souhaite pratiquer, parlez lui d’archerie équestre en Limousin.
      Amicalement.
      Frédéric. http://www.youtube.com/watch?v=X9hbvtShV4M

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