Guillaume Erard : à l’intérieur de l’Aïki

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portrait guillaume erard

La dernière fois que j’ai vu Guillaume Erard, il était sur le départ pour vivre son rêve : pratiquer l’aïkido au Hombu Dojo. Français pratiquant en Irlande, il a été mon principal compagnon de route pendant l’aventure d’Aïkidoka Magazine. Passionné, rigoureux, scientifique, têtu, travailleur, on pourrait lui coller bien des adjectifs. Mais aujourd’hui c’est surtout un excellent observateur de la vie japonaise et de la pratique de l’Aïkido et du Daïto ryu. Il nous livre dans cette interview un accès directement à l’intérieur de la pratique du Hombu dojo et de la culture martiale. Passionnant !

Ivan Bel : Guillaume, la dernière fois que j’ai écrit sur toi, tu partais pour le Japon pour réaliser ton rêve : étudier l’aïkido au Hombu Dojo. Cela fait combien de temps maintenant que tu es sur place ? As-tu réalisé ton rêve ou du moins une partie ?

Guillaume Erard : Je suis parti pour le Japon en octobre 2009 donc ça fait un peu plus de cinq ans. Lorsque j’étais enfant, je rêvais de découvrir ce pays mystérieux et naïvement, peut-être qu’au fond de moi, je voulais devenir un peu Japonais. Si j’analyse les choses avec mes yeux d’adultes, j’ai la chance d’être marié à une femme formidable, d’être le père d’un magnifique petit bonhomme de quatre mois, et de faire un métier qui me plaît et qui me laisse beaucoup de temps pour être avec ma famille et pour pratiquer les arts martiaux, ce qui est assez rare au Japon, donc je dirais que oui, j’ai réalisé mon rêve.

Ivan Bel : Comment se sont passés tes premiers jours au Hombu Dojo ? As-tu été bien accueilli ?

Guillaume Erard : Je ne peux pas dire que j’ai été accueilli au Hombu Dojo, en bien ou en mal. J’avais demandé des lettres d’introduction à Philippe Gouttard et Christian Tissier, principalement parce que je voulais suivre les cours de Yasuno Senseï, mais pour une raison ou une autre, ils ont décidé de ne pas m’en faire. Christian m’a dit de voir sur place avec une élève de Yasuno Senseï et Philippe m’a répondu qu’il valait mieux que je reste libre. Je dois avouer avoir été un peu déçu par ces réponses, mais a posteriori, ce fut très positif pour moi.

Je suis donc arrivé au Hombu Dojo et me suis inscrit sans dire d’où je venais. Je ne travaillais pas encore et j’ai donc fait énormément de cours pendant quelque temps. Je ne vais pas dire tous les cours, car à l’époque, je ne pratiquais pas encore le dimanche, car cela coûtait cher, et je dois avouer que je n’arrivais pas forcément à me lever tous les jours pour le cours du Doshu de 6h30 ! (rires) finalement ce n’était pas plus mal de ne pas être tenu de suivre un Senseï en particulier, car cela m’a permis de tester tous les professeurs et de voir ce qu’ils avaient à proposer.

J’arrivais au cours, je m’entraînais, et je repartais, sans parler à grand monde. Je suis d’un naturel peu sûr de moi et je suis très timide, donc ma solitude était certainement en grande partie de mon fait. Je vois des gens arriver et se créer des contacts très rapidement, ce ne fut pas mon cas. Le tapis était dur, il faisait froid, l’eau des douches n’était pas chauffée, c’était un peu spartiate et austère par rapport à ce que je connaissais en Europe ou en Amérique du Nord. On m’a testé aussi, de façon plus ou moins sympathique, et il a fallu que je m’habitue à la pratique du Hombu Dojo. Il a ensuite fallu que je trouve de l’argent donc j’ai travaillé un temps comme serveur dans un restaurant à Nihonbashi. C’est un métier très difficile avec des horaires pas possibles et avec les entraînements, ça a été assez dur physiquement et mentalement.

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(Miyamoto Senseï et Guillaume Erard)

Miyamoto Senseï m’a dit quelque chose qui m’a touché, un jour où je revenais après quelques semaines de vacances en France. Il est venu vers moi et m’a dit “okaerinasai”, ce qui veut dire : bienvenue à la maison. Moi qui pensais être invisible, cela m’a beaucoup surpris. Il a dit cela à un moment où je me décourageais un peu, j’avais même hésité à revenir, et cela m’a vraiment aidé à repartir avec une énergie nouvelle, je me suis finalement senti accepté. Ça s’est également arrangé professionnellement, car j’ai trouvé un poste de professeur de Biologie dans un lycée international. Après plusieurs mois, les gens ont commencé à s’habituer à ma présence et certains professeurs comme Miyamoto Senseï ou Osawa Senseï ont commencé à me solliciter comme uke pendant les cours. Petit à petit, tous les professeurs que j’allais voir ont fait de même.

Ivan Bel : Quelles différences trouves-tu au Japon par rapport à l’Aïkido européen ? Est-ce que c’est dans la pratique, dans l’intensité, dans la subtilité, dans l’étiquette… ?

Guillaume Erard : C’est dur à dire et je me garderais bien de faire des généralisations sur l’Aïkido japonais ou européen. Les formes varient d’un professeur à l’autre. La difficulté au Hombu Dojo est d’arriver à rapidement trouver le fil rouge derrière toutes les formes disponibles afin de ne pas se perdre dans l’imitation. Le tapis t’apprend beaucoup également. Il s’agit d’un tatami traditionnel recouvert de tissu en coton donc c’est beaucoup plus dur que les tapis qu’on trouve en France. La surface est glissante l’hiver et peut créer des brûlures à cause des frictions. Plus significativement, le tatami change ton ukemi car sur ce type de surface, le corps ne peut pas encaisser les chutes acrobatiques pendant longtemps. Le résultat est que le corps devient plus lourd, plus dense, et plus résistant. Il n’y a pas de chauffage au Hombu Dojo donc on ressent aussi bien le passage des saisons ! (rires) L’hiver est glacial et l’été est d’une chaleur et d’une humidité infernales, cela participe aussi au renforcement du corps. La grande différence du Hombu Dojo se situe dans le grand nombre d’experts sixième, septième ou huitième Dan présents sur le tatami, qu’ils enseignent ou pas, ainsi que la fréquence d’entraînement possible, c’est-à-dire tous les jours, cinq cours par jour, et seulement deux semaines de fermeture du dojo par an. Dans ces conditions, quelqu’un qui s’en donne la peine peut potentiellement progresser rapidement.

Ivan Bel : Qui sont tes professeurs d’Aïkido sur place ? Quelles nuances trouves-tu dans leurs cours ?

Guillaume Erard : Je me définis comme un élève du Hombu Dojo plutôt que comme l’élève d’un ou plusieurs professeurs. C’est là que je remercie Philippe Gouttard de sa clairvoyance, car les choses n’auraient pas pu se passer comme cela si j’étais arrivé avec une lettre de recommandation en promettant allégeance à un Senseï en particulier. Dans ce cas-là, la relation serait assez exclusive. Philippe, en se mettant en retrait, m’a aussi permis de me faire ma place par moi-même, avec mes propres qualités et mes défauts, et d’être considéré comme un individu plutôt qu’un “élève de”. Avant cela, il m’a également rendu fort, me permettant de tout recevoir de n’importe qui, et intelligent en m’apprenant à appréhender les pratiques différentes de la mienne sans jugement de valeur. Mon intégration a réussi en grande partie grâce à lui.

Évidemment, certains professeurs me plaisent plus que d’autre, techniquement ou humainement. Je pense pouvoir dire que je suis plus proche de Miyamoto Senseï et d’Osawa Senseï que des autres Senseï. Par proche il ne faut pas comprendre ami, loin de là, car la génération, la hiérarchie et la culture sont différents, mais ce sont des gens qui font partie de ma vie et que j’ai par exemple invités à mon mariage. Les cours du Doshu sont aussi pour moi des occasions de recentrer la pratique sur des bases solides. C’est un homme généreux et disponible, il a toujours été bienveillant avec moi. J’aime aussi beaucoup Kobayashi Senseï et Kanazawa Senseï. Encore une fois, je vais voir avec plaisir beaucoup de professeurs, pratiquement tous, donc la liste serait longue.

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(pratique avec Kanazawa Senseï)

Ivan Bel : Quelles sont les personnalités avec qui tu as accroché (japonaises ou étrangères) ?

Guillaume Erard : C’est difficile de répondre sans citer tout le monde, il y a tellement de gens formidables, étrangers et japonais. Je me suis naturellement rapproché des élèves des professeurs avec qui j’avais un bon contact, en particulier du groupe de Miyamoto Senseï et celui d’Osawa Senseï. Ça a commencé grâce à Didier Boyet, un Shihan français, élève de Chiba Kazuo Senseï, installé au Japon depuis 40 ans. Il est venu me parler au bout d’un certain temps et a commencé à m’inviter aux repas avec Miyamoto Senseï. Didier est un homme entier avec un caractère bien trempé, mais c’est un pratiquant et un enseignant exceptionnel avec un coeur énorme. J’ai eu de la chance qu’il s’intéresse à moi et me permette d’entrer dans ce groupe. Même si je pratique toujours aux cours de beaucoup de professeurs, je pense qu’on m’associe aujourd’hui en particulier au groupe de Miyamoto Senseï.

J’ai également rencontré Jordy Delage à l’époque où il songeait monter une boutique en ligne d’équipement d’arts martiaux. C’est quelqu’un de très intelligent et on est rapidement devenus amis, mais j’avoue ne pas l’avoir pris très au sérieux à l’époque. Quand je vois ce qu’il a créé avec Seido, ça force le respect.

Il faut aussi que je parle de mon “aniki”, mon grand frère du Japon, Olivier Gaurin. Il m’a beaucoup soutenu dès le début, quand ce n’était pas facile. Olivier est une force créatrice et un bourreau de travail. On a des parcours et des caractères étonnamment similaires sur certains aspects, et diamétralement opposés sur d’autres. Je pense que l’on a une relation très productive et je suis fier du travail que nous accomplissons ensemble.

Ivan Bel : Olivier Gaurin n’est pas un inconnu en France, est-il aussi pointu qu’on peut le lire dans ses articles dans la recherche sur les budo ?

Guillaume Erard : Je sais que son style d’écriture en déroute plus d’un, je ne pense pas moi-même être vraiment capable de l’apprécier, mais je crois que ce style est volontaire de sa part et que cela reflète son caractère. C’est là qu’on voit qu’il est honnête dans sa démarche. C’est quelqu’un de très généreux et foncièrement bon. C’est malheureux, car certains abusent parfois de cette bonté ou ne sont pas forcément aussi reconnaissants qu’ils devraient l’être. Je ne suis pas d’accord avec Olivier sur tout, mais oui, il est une des personnes les plus pointues que je connaisse. Quand j’ai une question, ma liste de personnes à qui demander est assez courte, Stanley Pranin, Ellis Amdur, Peter Goldsbury, et Olivier Gaurin. Je pense que cela répond à ta question.

Ivan Bel : Parle-moi de la communauté des étrangers qui étudient au Hombu Dojo ? Comment sont-ils perçus ou acceptés ? Notes-tu des différences de traitement dans les cours ?

Guillaume Erard : Je ne pense pas que l’on puisse parler d’une communauté étrangère en tant que telle. Il y a des groupes d’élèves entretenant des liens plus ou moins étroits autour de chaque Senseï, et des étrangers en font parfois partie. Ils ne sont pas traités différemment. Je pense cependant qu’en moyenne, ils s’investissent plus dans la pratique que le japonais moyen, car beaucoup sont venus au Japon pour l’Aïkido et ils ne passent pas autant d’heures au travail. Ils ont aussi moins d’obligations sociales. Ils progressent donc rapidement même s’il y a aussi évidemment des étrangers qui ne pratiquent pas beaucoup et qui ont des niveaux assez médiocres.

La différence la plus fondamentale ne se situe pas dans la nationalité, mais dans le fonctionnement de la société japonaise, qui contient des strates aux géométries variables en fonction du référentiel. On voit d’abord une distinction en ce qui concerne les membres du dojo, c’est-à-dire “uchi”, dedans, par rapport aux visiteurs, c’est-à-dire “soto”, dehors. Mais même au dedans, il existe des sous-systèmes et tout le monde n’est pas exposé aux mêmes choses. On donne le plus aux “uchi-deshi”, les futurs instructeurs vivant au dojo, puis au “soto-deshi”, les gens qui s’entraînent de façon intensive, mais qui ne vivent pas au dojo, puis aux élèves réguliers s’entraînant plusieurs fois par semaine, puis aux gens un peu plus dilettantes, puis aux visiteurs, etc. Vu mon investissement dans la pratique et le fait que les professeurs fassent appel à moi régulièrement comme uke, je pense être considéré, comme un “soto-deshi”. C’est le cas de beaucoup de mes pairs. Les professeurs récompensent cet investissement par un niveau d’instruction un peu plus poussé. Cela dit, si je parle à un “uchi-deshi”, que je sois son “sempai” ou pas, il s’adressera à moi en tant qu’« okyakusan”, c’est à dire, un visiteur, ou un invité. Si au contraire cet “uchi-deshi”, ou même un professeur me parle de quelqu’un venu en visite, il référera à cette personne en tant qu’« okyakusan”, m’incluant donc implicitement dans le “uchi”. Tout dépend donc du référentiel du moment.

Il y a aussi évidemment les relations hiérarchiques. On appelle un professeur Senseï, que ce soit notre professeur ou pas, mais ce professeur ne vous appellera pas forcement son “deshi”, c’est-à-dire son élève. Okamoto Yoko Shihan, par exemple, est dans une position où elle pourrait tout à fait être mon Senseï. Elle est Senseï, je l’appelle Okamoto Senseï, mais elle n’est pas mon Senseï. Elle me présente à ses élèves en tant que “Hombu Dojo no kohai”, c’est à dire, son cadet du Hombu Dojo. C’est intéressant, car en faisant cela, elle se définit en tant qu’élève du Hombu Dojo et c’est flatteur pour moi, car elle me place sur la carte des gens dans son environnement. Au contraire, les gens réfèrent parfois à moi en tant que “deshi” de Miyamoto Senseï ou d’Osawa Senseï. Il faut aussi y ajouter les notions de “sempai” et de “kohai”, ce qui induit une relation de senior à junior impliquant tout un tas de responsabilités mutuelles, qu’elles soient formelles, techniques, morales, etc. C’est compliqué tout ça ! (rires)

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Le plus dur au Japon n’est pas de rentrer dans un système ou de se faire accepter, mais c’est d’honorer les responsabilités que cette acceptation implique. Contrairement à ce que l’on pense en France, un grade n’est pas une reconnaissance de niveau ou une récompense, c’est un changement de statut dans un groupe donné qui implique beaucoup de responsabilités par rapport à ce groupe. C’est la raison pour laquelle j’ai longtemps essayé de ne pas passer de grades en Daïto ryu Aïki-jujutsu, mais au bout d’un certain temps, on m’a fait comprendre qu’il fallait apprendre à rendre ce que l’on m’avait donné, et j’ai donc pris mes responsabilités et accepté le grade et tout ce qui va avec. J’ai par exemple la responsabilité de transmettre ce que j’ai reçu. Chiba Tsugutaka Senseï fait très attention à ce que je fais et avant que je parte en stage, il m’explique quoi montrer du Daïto ryu et surtout comment l’expliquer aux aïkidokas. Je suis en charge avec Olivier Gaurin de toutes les communications entre le dojo de Chiba Senseï et l’étranger, et parfois c’est un peu pesant, mais quand on est dans une lignée, on ne fait pas toujours ce que l’on veut.

Ivan Bel : C’est passionnant ce que tu expliques, car on perçoit mieux la vie japonaise et du dojo de l’intérieur. Tu parlais des uchi-deshi. Combien y en a-t-il actuellement ? Qui sont-ils ? Peut-on penser à eux comme les futurs grands noms de l’aïkido japonais ?

Guillaume Erard : Il y a toujours entre deux et trois uchi-deshi, c’est à dire des gens vivant dans le dojo, à un moment donné. Ils sont tenus de rester au moins trois ans pour valider leur formation. Après cela, certains deviennent enseignants au Hombu Dojo, d’autres ouvrent des dojos ailleurs au Japon, et parfois, certains arrêtent l’Aïkido tout simplement. Pour l’instant, ils sont deux, Tokuda Masaya, Satodate Jun. Ce sont des jeunes pratiquants talentueux et très sympathiques, je les ai vus arriver l’un après l’autre au Hombu Dojo et j’ai pu observer leurs progrès. Le futur dira s’ils continuent dans cette voie.

Ivan Bel : Parlons un peu des grades. Tu as passé plusieurs Dan au Hombu dojo. Comment cela se déroule-t-il par rapport à chez nous ? Les critères sont-ils uniquement techniques ?

Guillaume Erard : En fait, je n’ai passé que le quatrième Dan au Hombu Dojo. Il y a des règles explicites en rapport avec le temps depuis le dernier grade et le nombre de jours de pratique. Pour le quatrième Dan, il faut un minimum de trois ans depuis le troisième Dan et plus de quatre cents jours de pratique. Notre présence au dojo est comptabilisée lorsqu’on arrive à l’accueil. Au rythme où je m’entraîne, j’étais très largement dans les clous.

Il y a aussi des règles plus implicites, en rapport avec la dynamique du groupe au sein du système japonais. Il faut déjà s’assurer que nos sempai ont bien passé leurs grades. Dans mon cas, Ivan Rigual et Gaute Lambertsen avaient passé leur quatrième Dan et donc l’ordre était respecté. Je sais que ça peut paraître bizarre pour tes lecteurs, mais c’est important au Japon, on ne peut pas griller les étapes ou sauter la hiérarchie. Je connais des gens qui attendent depuis plusieurs années que leur sempai passe un grade pour pouvoir présenter le leur. Certains autres le font sans s’en soucier, mais ce faisant, ils s’excluent d’eux-mêmes du groupe. Donc une fois que je me suis senti prêt, je suis allé voir Didier Boyet, Manolo San Miguel, et John Brinsley, mes sempai, et je leur ai demandé ce qu’ils en pensaient. Ils m’ont dit que j’étais prêt donc je me suis inscrit. Le passage était au mois de mars et les juges étaient Miyamoto Senseï, Kanazawa Senseï, et Suzuki Toshio Senseï. C’était un jury très important pour moi car ce sont tous des personnes que j’apprécie beaucoup, techniquement et humainement. John Brinsley, Gaute Lambertsen et Denis Lortie m’ont fait l’honneur de me proposer d’être mes uke. Ce fut un vrai challenge de démontrer devant mes professeurs avec mes aînés, mais ce passage, le dernier de ma vie en Aïkido, a de ce fait vraiment eu un sens très profond. Plus qu’un signe de compétence ou de statut, il s’agit de la représentation physique du lien entre un enseignant et son élève, c’est pour cela que je suis heureux que les juges aient été Miyamoto Senseï et Kanazawa Senseï car ils sont mes professeurs. J’ai en outre pratiqué des heures et des heures avec Suzuki Toshio Senseï en tant qu’élève donc sa présence avait tout autant de sens. Il faut en outre savoir que c’est la signature de Doshu qui figure sur tous les gardes Aïkikaï. Je pratique depuis cinq ans dans son dojo, il me voit pratiquer toutes les semaines, il connaît ma femme et mon fils, et donc sa signature a un sens pour moi, mais par contre, elle n’a pas plus de valeur sur mon diplôme que sur celui d’un autre.

Doshu au Hombu Dojo

(Doshu au Hombu Dojo)

Ivan Bel : Est-ce que le grade est donné en fonction de l’acquisition d’un niveau ou de l’entrée dans un niveau ?

Guillaume Erard : Cela dépend du système de grades, qu’il soit traditionnel comme on peut le voir dans les koryu, ou moderne comme celui qu’on trouve en Aïkido. Un grade peut de plus être octroyé pour différentes raisons, un engagement dans la pratique ou dans le fonctionnement du dojo, un niveau technique, un titre honorifique, etc.

Ivan Bel : Existe-t-il toujours cette possibilité d’acheter des Dan comme cela se faisait du temps d’O Senseï ?

Guillaume Erard : Dans pratiquement tous les arts martiaux que je connais, les grades sont payants, donc en ce sens, on peut dire qu’on les “achète”. Si ta question porte sur la valeur d’un grade, je pense encore une fois qu’il serait plus pertinent de présenter les choses de la façon suivante : existe-t-il un lien entre la personne qui a décerné le grade et celle qui l’a reçu ? Il y a peu d’interêt de savoir qui est sixième Dan ou qui est septième Dan, il est plus important de savoir qui est l’élève de qui. Qui plus est, on peut être gradé et ne pas être enseignant. Te rappelles-tu lorsque Christian Tissier nous disait que quel que soit le titre, on sait très vite à qui on a affaire une fois sur le tapis ? Je pense qu’il avait totalement raison.

(NDR : lire l‘entretien en question avec Christian Tissier Senseï, Guillaume et moi-même)

Ivan Bel : Tu as décidé de faire un double cursus martial en ajoutant le Daïto ryu Aïki-jujutsu. Comment en es-tu arrivé à ce choix ? Pourquoi la branche Takumakaï plutôt qu’une autre ?

Guillaume Erard : C’est Olivier Gaurin, dans sa générosité, qui m’a poussé à apprendre le Daïto ryu, dès mon tout premier séjour au Japon. Il avait déjà accompli tout le travail de fond et je n’ai eu qu’à venir. Pour être honnête, j’ai longtemps traîné les pieds en m’y rendant. Il aurait été idiot de refuser de recevoir cette connaissance, mais je ne trouvais pas cette pratique plaisante. J’ai mûri avec les années et je peux dire que le Daïto ryu est à présent le moteur de ma pratique, qu’elle se manifeste sous la forme d’Aïkido ou de d’Aïki-jujutsu en fonction des circonstances. C’est un cadeau inestimable qu’il m’a fait là, en particulier parce qu’il en a bavé pour être accepté.

Notre position est un peu particulière, car nous sommes les élèves de Kobayashi Kiyohiro, le manager du Takumakaï, mais aussi de Chiba Tsugutaka, qui est issu de la lignée de Shikoku. Le Takumakaï est particulièrement pertinent pour les aïkidokas, car Takuma Hisa et ses contemporains ont appris le Daïto ryu avec Ueshiba Moriheï au journal Asahi dans les années 30, puis avec Takeda Sokaku quand celui-ci a pris la charge du dojo. Ils ont donc appris pendant une période charnière où Aïkido et Daïto ryu ne faisaient qu’un. Kobayashi Kiyohiro Senseï est l’un des élèves les plus avancés de Takuma Hisa et il s’est aussi entraîné avec Ueshiba Moriheï et Ueshiba Kisshomaru à l’Aïkikai, ainsi que Shioda Gozo au Yoshinkan. C’est quelqu’un d’incroyablement précieux, un lien vivant entre Aïkido et Daïto ryu.

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(Kobayashi  Kiyohiro appliquant un kotegaeshi à Guillaume Erard)

Notre autre professeur, Chiba Tsugutaka Senseï, était aussi un élève de Takuma Hisa, mais il s’est aussi entraîné à Hokkaido avec Takeda Tokimune, le fils de Takeda Sokaku. Nous avons donc la chance incroyable de pouvoir bénéficier de tout cet enseignement en plus de ce que l’on apprend à l’Aïkikaï. Nous avons un accès à trois lignées d’élèves de Takeda Sokaku : celle de Ueshiba Moriheï, celle de Takuma Hisa, et celle de Takeda Tokimune.

Ivan Bel : L’étude du Daïto ryu te permet-elle de mieux comprendre l’aïkido et inversement ? Gagnes-tu en profondeur ? Ou bien cela te brouille la compréhension technique ?

Guillaume Erard : Tu parlais de double cursus tout à l’heure, mais pour moi ce n’en est pas un, c’est juste le chemin de l’Aïki. J’étudie le Daïto ryu, car c’est l’Aïki qui m’intéresse. Je n’utilise pas ce terme comme diminutif du mot Aïkido, mais comme concept bien défini et spécifiquement japonais transmis par Takeda Sokaku et que l’on retrouve dans le Daïto ryu et l’Aïkido. Je m’intéresse spécifiquement à l’Aïki d’O Senseï et compte tenu du fait que l’Aïkido tire 99% de ses techniques du Daïto ryu, je pense que si on veut comprendre spécifiquement la pensée d’O Senseï, il est crucial de se concentrer sur les 1% de différence, c’est-à-dire comprendre précisément les choix qu’il a faits. Cela demande une rigueur sans faille et une connaissance profonde de l’Aïkido et du Daïto ryu.

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(de gauche à droite, Olivier Gaurin, Chiba Tsugutaka Senseï et Guillaume Erard)

On a tous des questionnements dans nos pratiques respectives. Certains vont chercher des réponses aux problèmes de leur Aïkido dans le Karaté, le Judo, les koryu, etc. C’est très intéressant comme approche et ça peut mener un pratiquant relativement loin. Moi j’ai décidé de répondre à ces problèmes en puisant uniquement dans le puits de l’Aïki. Les autres arts martiaux ont des choses très intéressantes, mais ils ne font pas d’Aïki au sens strict du terme. En outre, je ne pense pas que ce soit faire justice à l’Aïkido que d’y ajouter des choses qui ne font pas partie de son ADN, et je pense que c’est aussi assez irrespectueux par rapport aux autres arts martiaux, ceux auxquels on emprunte des choses.

Aujourd’hui, peut-être par bien-pensance ou par paresse intellectuelle, un certain relativisme culturel fait qu’on peut être tenté de penser que tout se vaut, que tout est pareil. Je ne pense pas que tout soit pareil. Les arts martiaux sont régis par des principes différents, les historiques et les partis-pris sont différents également. Évidemment, lorsqu’on a une vision imprécise de l’Aïki, on a l’impression que tout est pareil et on trouve pertinent de meubler les vides avec ce que l’on a à disposition. De loin ça a l’air de tenir debout, mais lorsqu’on se rapproche, on remarque les problèmes.

Ce phénomène est assez notable dans la pratique des armes, je pense. Comme c’est le Japon, et peut-être à cause de certains fantasmes au sujet des samouraïs, on peut être tenté de penser que l’Aïkido vient des armes. Or, aucun curriculum d’armes n’a été transmis de façon systématique, ni par O Senseï, ni par Takeda Senseï. Donc, penser que l’Aïkido vient des armes nous place devant un vide qu’il est tentant de combler et pour ce faire, nous avons tendance à utiliser les systèmes d’armes que nous avons sous la main, c’est-à-dire en général du Iai, du Kashima, du Katori, etc. Pourtant, même si Takeda Sokaku et Ueshiba Moriheï ont bien étudié les armes, plus ou moins systématiquement, ce ne sont pas celles citées ci-dessus. Avant de s’engager dans cette voie, d’y passer du temps, je pense donc que l’on devrait se poser la question de savoir si historiquement, le choix des armes que l’on pratique est justifiable. Par exemple, comment peut-on justifier le fait que l’on remplace une forme d’armes par une autre ? Est-ce parce que les “principes” sont les mêmes ? Personnellement, je trouve cela insuffisant comme explication.

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Mes recherches me poussent de plus en plus à considérer que les armes ne sont pas absolument nécessaires à l’Aïkido. Si on considère le fait que Ueshiba Moriheï n’est devenu vraiment compétent au sabre que bien après avoir développé sa maîtrise des techniques à mains nues, il devient difficile de justifier que l’étude du sabre est nécessaire à la compréhension du taïjutsu. C’est la même chose pour Takeda Sokaku, qui selon les documents que l’on a, n’aurait pas appris formellement une forme d’armes particulière. De plus, il semblait manipuler son sabre principalement à une main, pas à deux, ce qui change tout évidemment. Même en Daïto ryu, les armes ne sont en général enseignées qu’à partir du cinquième Dan, qui est le grade auquel on est sensé avoir maîtrisé les cinq principes. On ne peut donc pas dire qu’elles sont utiles pour apprendre ces principes. En réalité, l’Aïki vient très probablement plus des luttes comme le Sumo, que des armes. C’est intéressant, car c’est quelque chose que j’ai suspecté suite à des conversations avec mes maîtres du Daïto ryu et je me suis aperçu récemment qu’Ellis Amdur en était venu à peu près aux mêmes conclusions dans son dernier livre : “Hidden In Plain Sight”.

Ueshiba Senseï et Takeda Senseï utilisaient évidemment parfois les armes pour illustrer des mouvements à mains nues, mais plus que de mettre en avant les sources de ces mouvements, il s’agissait surtout pour eux de montrer des corrélations. Corrélation n’implique pas causalité. Cependant, quand ces corrélations existent, il peut y avoir un intérêt pédagogique à les montrer, mais il faut se garder de penser qu’elles existent partout, quel que soit le mouvement, car le danger ce serait de changer le travail à mains nues pour qu’il colle au travail au sabre ou bien le contraire, car ce faisant on dénaturerait les deux. Il faut tout de même noter qu’une des différences fondamentales entre l’Aïkido et le Daïto ryu se situe dans la position en “hanmi” spécifique de l’Aïkido. Elle est probablement due au fait que Ueshiba Moriheï a appris très tôt, non pas des techniques de sabre, mais celles de juken (baïonnette), puis de jo (lance). Il y a donc une influence des armes, mais pas directe, ni totale, ni même forcément les armes qu’on croit.

Ivan Bel : Pourquoi selon toi le gigantesque cursus de Daïto ryu s’est résumé en si peu de techniques en Aïkido ?

Guillaume Erard : Les raisons sont multiples. D’abord, contrairement à ce que les gens pensent souvent, ce n’est pas une modification récente. Cette simplification a été initiée par Ueshiba Moriheï et Kisshomaru a juste continué dans la logique de son père. Si on se penche sur ce que les élèves d’avant-guerre d’O Senseï enseignaient, on trouve un cursus déjà très très réduit par rapport à celui du Daïto-ryu. Contrairement aux élèves d’après-guerre, ces gens étaient vraiment des élèves directs de Ueshiba Moriheï. Je t’encourage à te procurer les livres de Abe Tadashi, c’est très clair. Shioda Gozo également n’enseignait pas beaucoup de techniques. J’ajouterai que c’est en partie grâce à ce curriculum réduit que l’Aïkido a pu se développer autant, et c’est quelque chose que le Daïto ryu nous envie un peu, même s’ils ne le disent pas ouvertement.

Ivan Bel : Quels sont finalement les avantages et inconvénients des deux arts, si on peut les comparer ?

Guillaume Erard : Ueshiba Moriheï n’aimait pas la forme, il voyait les techniques comme des façons d’illustrer des principes. C’était assez inhabituel dans les arts martiaux. Il a choisi de n’en garder que quelques-unes par principe plutôt que des dizaines comme en Daïto ryu. Le problème est qu’il a tellement élagué que pas mal de gens ont du mal à comprendre les principes, car il manque certaines étapes pour faire les connexions facilement. Takeda Tokimune, le fils de Sokaku, a fait le contraire, il a fait en sorte de répertorier et classifier toutes les techniques connues de son père. Au Daïto ryu, on aime peut-être un peu trop la forme et on risque de se perdre parfois dans la collection de techniques. Les deux pédagogies ont leurs avantages et leurs limites. Au final, je pense qu’il s’agit juste de savoir quel type d’élève on est et quelle pédagogie nous va le mieux. Je pense qu’on peut maîtriser les principes Aïki aussi bien en ne faisant que de l’Aïkido, que du Daïto ryu, ou bien les deux. Moi j’ai besoin des deux. Ceci étant dit, le prérequis est d’étudier auprès de quelqu’un qui connaisse vraiment ces principes, et ça c’est une toute autre histoire.

Le Daïto ryu me sert à affirmer mes kihon afin de libérer mon nagare. Il me permet aussi de voir clair dans l’instruction que je reçois. Je vais te donner un exemple concret. Si les techniques ude osae, kote ineri, kote mawashi, kote osae et kama kote sont aussi des principes, respectivement ikkyo, nikyo, sankyo, yonkyo et gokyo, t’es-tu déjà demandé pourquoi kote gaeshi ou shiho nage n’ont pas le droit à cette distinction ? Ce que nous appelons en Aïkido le mouvement ude osae se nomme ippondori en Daïto ryu et c’est la première technique qui se trouve dans le premier répertoire technique de Daïto-ryu appelé ikkajo (NDR : Certaines écoles d’Aïkido et de Daïto ryu utilisent le suffixe “kajo” à la place de “kyo” mais le sens est globalement le même). Ce premier répertoire contient trente techniques qui sont toutes régies par un même principe : le contrôle de l’épaule via l’immobilisation du coude. En Aïkido, on dispose donc d’un seul exercice, ude osae, pour nous permettre de comprendre le principe ikkyo du contrôle de l’épaule via l’immobilisation du coude alors que le Daïto ryu en propose trente. Tout s’éclaire lorsqu’on voit qu’en Daïto ryu, les techniques que l’on connaît sous le nom de kote gaeshi, shiho nage, etc. sont comprises à l’intérieur d’un ou de plusieurs kajo. Cela veut aussi dire qu’il n’y a pas qu’une seule façon correcte de les exécuter et qu’elles peuvent être faites différemment selon que l’on décide d’appliquer un principe ou bien un autre. Grâce à cela, on comprend mieux la classification. On s’aperçoit aussi que les personnes qui pensent qu’il n’y a qu’une façon correcte de faire une technique se trompent, et que c’est plus le fruit d’un manque d’information que de la malhonnêteté je pense. On peut éliminer un grand nombre d’idées reçues et répondre à beaucoup de questions via cette démarche : est-ce que le suwariwaza sert vraiment à développer les hanches ? Pourquoi le pratique-t-on avec les orteils en flexion alors que dans d’autres écoles ils le font en extension ? Plus on en sait, plus on comprend nos choix et ceux des autres, on devient plus érudit et par conséquent, plus tolérant.

Ivan Bel : Quels ont été tes moments difficiles au Japon et sur le tatami, ainsi que tes moments lumineux ?

Guillaume Erard : Comme je te l’ai dit, le début a été assez dur, mais il faut mériter et respecter le Japon pour pouvoir recevoir de lui. Je trouve normal d’en baver un peu, car sinon, où serait le challenge ? Les moments lumineux sont lorsque des connexions se font entre les choses que j’apprends en Aïkido et en Daïto ryu, et ça arrive de plus en plus souvent.

Ivan Bel : Tu es marié à une Japonaise et tu as un fils maintenant. Tu publies aussi régulièrement des articles sur la culture, la vie au quotidien, les cérémonies, tu photographies les ambiances, les lumières et la ville de Tokyo. Est-ce que le fait d’intégrer la culture nippone et de la vivre permet de mieux « absorber » les arts martiaux ?

Guillaume Erard : Avant de commencer l’Aïkido, j’étais déjà un passionné du Japon. Je faisais du Judo, je collectionnais les objets venant du Japon, etc. Cette passion ne m’a pas quitté et l’Aïkido en est juste une des composantes. C’est aussi pourquoi je m’efforce toujours d’inclure des éléments culturels dans mes documentaires sur l’Aïkido et le Daïto ryu. Connaître le Japon, sa langue et sa culture m’est indispensable pour comprendre l’Aïki. Chiba Senseï décompose très souvent les kanji qu’il utilise lorsqu’il explique quelque chose. Je doute que je puisse acquérir une compréhension profonde sans cela. Pour que ça rentre, j’ai besoin de baigner dans cette culture d’y mettre les heures. C’est du travail, beaucoup de travail, sur le tapis bien sûr, mais en dehors aussi, dans les textes, les livres et en conversation avec mes maîtres.

Tu sais, ce n’est pas facile d’aller tous les jours, même les week-ends, au dojo d’Aïkido ou de Daïto ryu, et tous les mois jusqu’à Shikoku. Cela coûte du temps et beaucoup d’argent. Comme je te l’ai dit, je gère les communications entre Chiba Senseï et l’extérieur du Japon. Je reçois beaucoup de demandes de gens désirant étudier avec Chiba Senseï, surtout suite aux documentaires qu’Olivier Gaurin et moi avons faits sur lui, mais quand je leur dis que Chiba Senseï ne voyage pas et qu’il va donc leur falloir venir s’installer au Japon, je n’entends plus jamais parler d’eux. La sélection initiale se fait sur des critères très terre-à-terre tu sais ! (rires) De plus, malgré ma présence régulière et les sacrifices de temps et d’argent, Chiba Senseï a attendu trois ans avant de m’accepter et me montrer quoi que ce soit. Au Japon il faut être patient. Je ne pense pas que l’on puisse apprendre quelque chose de profond d’un maître Japonais juste en faisant des stages ou en venant en touriste. Pour pouvoir (ap)prendre, il faut être prêt à donner, et tout le monde n’est pas prêt à payer ce prix.

Il y a aussi autre chose. Je risque de froisser certaines personnes, mais de nos jours j’ai l’impression que tout devrait être accessible à tous, connaissance, culture, etc., et de préférence tout de suite. Je ne pense pas que cela soit possible. Moi par exemple, je ne serai jamais un marathonien ou un physicien, car je n’ai peut-être pas assez travaillé ou bien je n’ai pas ce qu’il faut, physiquement ou mentalement. Par contre, j’ai énormément travaillé mon Aïki et j’ai fait ce qu’il fallait pour être au plus près de gens qui savent encore ce que c’est. D’autres ont fait beaucoup plus ou mieux que moi bien sûr. Je pense qu’il faut juste être conscient de ses forces, de ses limites, et du contexte d’apprentissage qui est le nôtre. Il faut choisir sa lignée et être près de quelqu’un qui sache des choses.

J’ajouterais tout de même que je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’être plus japonais que les Japonais. Je ne me déplace pas en jinbe et en geta et je parle encore pas trop mal le français. (rires) De plus, et encore une fois, ceci n’est que mon approche personnelle. Il y a beaucoup de façons de s’épanouir en Aïkido et de faire un Aïkido pertinent. La pertinence que j’ai choisie est une pertinence historique, mais il y en a beaucoup d’autres. Quelqu’un qui pratique un Aïkido, quel qu’il soit, et qui – quand il sort du dojo – traite bien les gens qui l’entourent, fait à mes yeux un Aïkido pertinent. Quelqu’un qui se sert de son Aïkido dans le cadre d’un métier de maintien de l’ordre ou de sécurité fait un Aïkido pertinent. Quelqu’un qui éloigne les gosses de la rue pour les mettre dans un dojo fait un Aïkido pertinent. L’Aïkido est vaste et divers et à ce titre, il faut être conscient des choix que l’on fait et pour quoi on les fait, mais aussi respecter ceux qui en font d’autres.

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Ivan Bel : Avec ta double pratique martiale et la culture japonaise, est-ce que tu arrives à comprendre la philosophie du In/Yo dans les arts martiaux, des mouvements en spirale, de l’énergie comme te l’expliquait Henry Kono ?

Guillaume Erard : Il faut définir clairement de quoi on parle si on veut discuter de façon productive. Énergie est un terme un peu fourre-tout et on peut vouloir dire bien des choses en l’employant. Si tu parles d’énergie en termes de mise en oeuvre de vecteurs de force, au sens physique, oui évidemment, je comprends. Cela peut se traduire par une utilisation optimale du corps, du timing, de la mise en place de relâchements et de tensions précisément localisés, etc. Si tu me parles de quelque chose de moins strictement défini, je ne peux pas te répondre, car toutes les questions ne méritent pas de réponse.

J’entends pas mal parler d’”énergie interne” en ce moment, on me demande beaucoup par courriel et je vois que de plus en plus de stages sont centrés sur l’énergie interne. Franchement, je pense que c’est un terme à potentiel plus marketing qu’autre chose. Je peux me tromper, mais cela sonne un peu comme une réponse facile, tout compris, à des questions qui mériteraient plus de rigueur. Aucun des professeurs japonais que je connais ne parle en ces termes. Je n’imagine pas aller voir Chiba Senseï en lui disant: “Senseï, aujourd’hui, peut-on pratiquer l’interne ?” Soit il ne comprendrait pas, soit il me collerait un coup de shinaï sur le nez ! (rires) Il est très possible que ce terme soit pertinent dans un autre système, mais en Aïki, je ne l’ai pas rencontré.

Je pense que dans bien des cas, quand on ne comprend pas bien les choses soi-même, il est tentant d’utiliser, consciemment ou pas, des termes flous. Tous les grands professeurs que je connais s’efforcent au contraire d’être les plus clairs possible avec les gens à qui ils veulent transmettre. Henry Kono utilise le Yin et Yang comme une représentation graphique d’un concept physique, mais pas comme une posture philosophique, et il ne m’a jamais parlé de Ki. Il peut y avoir un intérêt à utiliser le In/Yo, le Ki, ou même les armes comme des illustrations, des métaphores à but pédagogiques, mais tout modèle à ses limites et cet usage reste très rare au Japon. Je vois d’ailleurs que cela crée souvent plus de confusion qu’autre chose, tant en occident qu’au Japon.

Ivan Bel : Pourtant, le terme Aïki veut bien dire “Union de ou des énergies(s)”. Ne serait-ce pas plutôt que les enseignants d’aujourd’hui sont soit prudents sur la notion de Ki pour éviter les confusions, soit non formés sur cette possibilité de le mobiliser. Sinon comment expliquer un O Senseï qui déracine une souche d’arbre ou qui tient le bout d’un jo à une main avec 2 ou 3 gaillards qui poussent de l’autre côté ? L’explication par les vecteurs de force est incompatible avec ces images.

Guillaume Erard : À en croire certains, O Senseï évitait aussi les balles et pouvait même disparaître. Beaucoup de choses ont été dites et écrites à son sujet et je pense qu’il faut prendre tout cela avec des pincettes et un peu de rigueur. De plus, si on lit les écrits de Ueshiba Kisshomaru au sujet de son père, il démystifie beaucoup de ces choses. Je me souviens également d’un article de Homma Gaku, l’un des derniers deshi ayant connu O Senseï, où il disait que pendant les fameuses démonstrations où l’on voit plusieurs deshi pousser sur la tête d’O Senseï, c’était le travail du premier deshi, de retenir le plus de force possible pour ne pas faire tomber le maître. Il faut donc faire un peu attention lorsque l’on répète des discours de seconde ou troisième main, car les choses ont tendance à s’amplifier. Maintenant, Ueshiba Moriheï était quelqu’un de très puissant physiquement, avec ça et une maîtrise du corps avancée, il est très possible qu’il ait pu accomplir des tours de force.

Après que reste-t-il ? Tant qu’on ne définit pas clairement ce qu’est le Ki, on peut lui attribuer ce que l’on veut. Beaucoup de gens y attachent leurs propres biais et systèmes de croyances. Pour moi il y a des façons plus explicites et constructives de communiquer. Encore une fois, je n’ai entendu ce terme que rarement de la part des mes professeurs, jamais pour certains, et à chaque fois, il leur servait juste de terme tiroir pour exprimer un relâchement, ou bien une tension, un placement, une phase de respiration, un timing, ou même plusieurs de ces éléments mis ensemble. Takeda Tokimune utilisait les notions de Ki et de In/Yo pour illustrer tout ceci. Le peu de fois où j’ai entendu Chiba Tsugutaka prononcer ces termes, il s’en servait de cette manière également. Tu parlais de Henry Kono, il a demandé la chose suivante à O Senseï : « En fait, on m’a dit que vous faisiez ce que vous faites parce que vous avez acquis la maîtrise du Ki », ce dernier a répondu : « Je suis né avec du Ki ! Qui vous a dit des sornettes pareilles ! » (rires). Pour finir au sujet du Ki, je te répondrai personnellement en paraphrasant Laplace : « Citoyen premier Consul, je n’ai pas eu besoin de cette hypothèse. », c’est-à-dire que je me débrouille très bien pour comprendre et faire comprendre les choses en utilisant un vocabulaire différent. Je peux me tromper, mais au regard des éléments à ma disposition, c’est mon avis.

Ivan Bel : Tu rentres régulièrement en Europe pour donner des stages, que penses-tu apporter aux pratiquants ?

Guillaume Erard : Je ne cherche pas à changer la technique des gens ou leur dire qu’ils ont tort de faire comme ils font. Ma vision globale de l’Aïki via l’Aïkido et le Daïto ryu me permet de leur faire comprendre les raisons exactes pour lesquelles ils font les choses telles qu’ils les font. Je peux donc leur permettre de valider et peut-être affiner ce qu’ils font déjà, et je propose en plus certaines façons de faire qui peut les aider à améliorer encore plus ce qu’ils font déjà bien. Mon approche est donc une approche fondamentalement positive et je pense que les gens aiment cela.

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J’essaie au maximum d’éviter le formatage, j’essaie de ne pas corriger les attaques et les ukemi, car lorsque je dis que ce que je fais marche sur n’importe qui, je ne peux pas juste après mettre en place un contexte qui m’est favorable, car ce serait mentir. Les gens viennent comme ils sont, ils attaquent comme ils veulent, ils peuvent lâcher ou tenir fort, peu importe. Dans ce contexte, je ne ferai évidemment pas forcément la technique exactement de la même façon sur tout le monde, et certains peuvent trouver cela brouillon par rapport à d’autres professeurs. Il est également possible que quelqu’un me bloque ou me touche un jour, car il serait improbable que quelqu’un comme moi, avec seulement une vingtaine d’années de pratique ne fasse jamais d’erreur, surtout dans les conditions que je m’impose. Dans ce cas-là, il faut saisir l’opportunité d’apprendre quelque chose, car c’est via nos erreurs que l’on progresse. J’en fais beaucoup en cours et c’est évident que ça arrivera en stage un jour ou l’autre. Je ne connais pas beaucoup d’activités dans lesquelles on ne fait jamais d’erreurs, même à très haut niveau, il n’y a pas de raison que l’Aïkido soit différent.

Ma ligne directrice est de proposer un Aïkido “bonificateur” tel qu’il a été pensé par le fondateur et transmis par son fils, tout en respectant les formes historiques. C’est un sacré programme, mais c’est le mien.

Ivan Bel : En guise de conclusion, quel bilan fais-tu de ces dernières années passées au Japon et quels sont tes projets pour 2015 ?

Guillaume Erard : J’ai énormément appris au cours de ces cinq années et j’espère apprendre au moins autant dans les suivantes. Je vais continuer à écrire des articles et faire des vidéos. Je ne fais cela que parce que j’aime partager ce que je découvre de ce pays formidable qu’est le Japon et de sa culture. En terme de pratique, je vais continuer à m’entraîner le plus possible à l’Aïkido et au Daïto ryu. Je n’ai pas de carrière à faire, je profite de mes retours en Europe deux fois par an pour donner des stages et des conférences dans les dojos de mes amis. Je marche à l’affectif, si on m’invite, je viens volontiers partager le peu que je sais, que l’on soit cinq sur le tapis ou quarante.

Ivan Bel : Mille mercis pour tous ces éclaircissements et explications vues de l’intérieur. C’est très enrichissant. Je suis heureux de voir que tu poursuis avec bonheur ton chemin. Longue route et bon vent.

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Nota : Toutes les photos sont la propriété de Guillaume Erard (C)

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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

6 réflexions sur “Guillaume Erard : à l’intérieur de l’Aïki

  • 20 janvier 2015 à 14 h 51 min
    Permalien

     »Or, aucun curriculum d’armes n’a été transmis de façon systématique, ni par O Senseï,…  »
    Et l’aik-ken et l’aiki-jo de Saito Sensei.
    Avez vous lu ? : DAITORYU Vers la découverte de l’Aiki de Tetsuo Kimura.

    Répondre
    • 20 janvier 2015 à 17 h 14 min
      Permalien

      Bonjour,
      Je vous propose de contacter directement Guillaume Erard via son site pour lui poser la question et en discuter avec lui. Merci.
      Ivan

  • 13 février 2015 à 5 h 45 min
    Permalien

    Merci Ivan pour cet article!

    Répondre
    • 17 février 2015 à 4 h 50 min
      Permalien

      Merci beaucoup.

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