Histoire des sohei 1 : la création des moines guerriers

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sohei-naginataAussi pacifique que soit le message de paix du Bouddhisme, les temples les plus puissants du Japon eurent – comme partout dans le monde – vite fait de s’occuper aussi bien du pouvoir spirituel que du pouvoir temporel. Puissance, pouvoir, richesse, terres et récoltes, les temples bouddhistes devaient protéger leurs biens et faire valoir leurs intérêts. Pour cela ils développèrent une nouvelle caste combattante : les sohei, les terribles moines guerriers.

 

Dès les origines chinoises du Bouddhisme, les monastères eurent à cœur de développer l’esprit et le corps. Parmi les exemples les plus connus, le monastère de Shaolin (litt. monastère de la jeune forêt) dans la province du Henan. Celui-ci passa rapidement de l’état de simple monastère avec quelques moines solides et capables de se défendre contre les bandits à celui de véritable puissance militaire. Si vous avez l’occasion de lire l’histoire de ce monastère, vous comprendrez rapidement quelle fut sa trajectoire. L’histoire du Japon ne déroge en rien à la règle et là aussi, les monastères bouddhistes devinrent rapidement des puissances militaires redoutables.

Mais avant d’aller plus loin, regardons la signification du mot sohei. Il est composé de so (僧) qui signifie « prêtre bouddhiste » ou « moine », et de hei (兵) pour désigner le « soldat » ou « guerrier ». Mais cette appellation ne date que de la période Edo, alors qu’auparavant ils étaient plus couramment appelés sous les termes de hoshi-musha (法師武者) « guerrier-moines », ou akuso (悪僧) « moines féroces » ou même « moines diaboliques ». Ces termes montrent immédiatement que dans l’esprit populaire, il ne s’agissait pas de simples moines.

Il existe un autre terme que j’ai utilisé parfois (lire les articles sur les shinobi) et qui prête à confusion. Les moines guerriers sont d’abord nés sur les temples des montagnes aux alentours de Kyoto, notamment le monastère de l’Enryaku-ji sur le mont Hiei. Ces moines étaient désignés sous les termes de yama-hoshi, ou yama-boshi (山法師) soit les « moines du Mont ». Certains d’entre eux fuiront plus tard les ordres monastiques pour aller vivre en ermite. Ce sont les fameux yamabushi (山伏) qui deviendront les maîtres d’armes des shinobi. Yamabushi dont le terme, qui signifie « ceux qui couchent dans la montagne » et aucunement « guerrier de la montagne » comme on le traduit souvent à tort.

L’Enryaku-ji : origine des luttes intestines du Bouddhisme japonais

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(Temple de l’Enryaku-ji à Kyoto)

Lorsque le Bouddhisme fut introduit au Japon, il rencontra la Voie des dieux (shinto). Les bouddhistes intégrèrent aussitôt le shintoïsme et ses centaines de divinités comme autant d’avatars de Bouddha lui-même. Les deux religions cohabitèrent et se

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nourrirent l’une de l’autre. Lorsque la capitale fut transférée de Nara à Kyoto en 794, les choses changèrent quelque peu. Bien entendu, on ne changea pas de lieu de capitale sans avoir fait une inspection en règle des lieux selon les principes du Feng-shui. Celui-ci déclara que le démon pouvait attaquer la ville depuis le nord-est, là où se trouve la « porte du démon ». Mais au Nord-Est se situe également le mont Hiei où l’on situé le Kami Sanno, que l’on traduit par « roi de la montagne ». Voilà qui était très encourageant pour défendre la ville des mauvais esprits comme des ennemis bien réels. Toutefois, 6 ans auparavant un nouveau temple avait été fondé par le moine Saicho (voir peinture ci-dessous), mieux connu sous son nom posthume de Dengyo Daishi : c’est le temple Enryaku-ji (ji signifiant temple). Le temple fut donc rapidement en charge d’exécuter toutes sortes de rituels sacrés avec la cour impériale. Il ne fallut pas longtemps pour qu’il soit reconnu chingo kokka no dojo, soit le « lieu de pratique (ici dans le sens de temple) pour la pacification et la protection de l’État ». On imagine alors facilement les largesses dont le temple put bénéficier.

Grâce au soutien des nobles, le temple put créer la secte bouddhiste Tendaï. L’intention était de se détacher du « bureau des affaires monastiques » qui était encore situé à Nara et de pouvoir opérer dans le pays sans être sous sa férule. Par ailleurs, les dons que recevait se temple lui a permis de se créer rapidement un capital immobilier. Et dès le 11e siècle, le complexe du mont Hiei comprenait pas moins de 3000 bâtiments, sans parler de nombreux terrains à travers tout l’archipel nippon.

 

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(Moine entre les temples du Mont Hiei)

Avoir un monastère d’une telle richesse à deux pas de la capitale était évidemment à la fois un intérêt et un risque politique pour l’empereur. Et ce, d’autant plus que l’État n’avait aucune mainmise sur ses affaires, à une exception notable qui permet de mieux comprendre toutes les crises à venir : l’empereur pouvait nommer l’abbé de l’Enryaku-ji, mais pas sur une décision personnelle ou un simple coup de tête arbitraire, mais via l’assentiment d’une sorte de comité composé des nobles de la cour. Conclusion, les abbés étaient surtout et avant tout nommés dans les familles nobles les plus influentes à la cour.

Naissance de l’ordre des sohei

Les disputes de successions entre Nara et le mont Hiei allèrent crescendo avec la richesse de l’Enryaku-ji, tant et si bien qu’au milieu du 10e siècle elles débouchèrent sur des bagarres violentes entre les moines. Le premier incident eut lieu en 949 lorsque 56 moines du temple Todai-ji protestèrent contre une nomination qui ne leur plaisait pas. Ce n’était pas encore une bande armée, mais une bagarre éclata avec les moines du mont Hiei et quelques participants furent tués. Poings, pieds et quelques armes furent utilisés et c’était une première au sein de cette religion qui prône la non-violence. Il n’y eut jamais de dispute sur le dogme ou la doctrine, mais uniquement sur la politique.

En 968, des incidents avec le temple Kofuki-ji de Nara virent davantage d’armes sortirent de leurs fourreaux, mais plus pour intimider qu’autre chose. En 969, des conflits sur la possession de terres appartenant à des temples donnèrent lieu à quelques morts dans l’affrontement entre Kofuki-ji et Todai-ji, deux temples de Nara. Cette fois les armes furent réellement utilisées. De même au sein de Kyoto, l’Enryaku-ji s’affronta avec d’autres temples locaux à propos du sanctuaire de Gion.

 

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(Temple et pagode du Kofuku-ji à Nara)

Le grand abbé du mont Hiei, Ryogen (912-985), décida alors en 970 de maintenir une troupe armée toujours prête à intervenir. Ce fut la première bande armée monastique : les sohei étaient nés. Pour cela, il créa une règle de 26 lois pour les moines du mont Hiei. Dans ces lois, on trouve notamment qu’un moine ne doit pas quitter le mont Hiei pendant une période d’entraînement de 12 années, qu’il ne doit pas se couvrir le visage, qu’il ne peut porter les armes. Ces prérogatives sont uniquement dédiées aux sohei, qui deviennent de facto une sorte de police militaire religieuse, bref une milice aux ordres de Ryogen. Ces sohei étaient avant tout des mercenaires, surtout aux débuts de cet ordre, et pas du tout des moines.

Premiers affrontements sévères : Enryaku-ji contre Miidera

Ce que Ryogen n’avait pas prévu en revanche c’est que la menace ne vint pas de l’extérieur, mais d’une division au sein de la secte Tendaï elle-même. La dispute démarra autour de la succession de l’abbé Saicho (767-822). Ses disciples Ennin (794-864) et Enchin (814-891) arrivèrent à une séparation entre deux groupes en 868, la branche de l’Enryaku-ji (appelée Sammon – groupe de la montagne-, mais connue sous le nom de faction Ennin) et sa rivale (appelée Jimon – école du Temple) la faction Enchin du temple Onjoji connu populairement sous le nom de Miidera (temple des 3 puits). Lorsqu’en 966 Ryogen devint abbé principal grâce à l’influence de la faction Ennin, il recruta le premier sohei, sans en écrire encore la règle monastique. Par ailleurs, après un grave incendie il fit reconstruire le Kompon chudo (hall principal du temple) mais n’invita pas la branche Enchin à la cérémonie religieuse. La branche se plaignit auprès de l’empereur qui obligea Ryogen d’inclure Yokei, le chef de la faction Enchin, à ces cérémonies de re-déification du temple Enryaku-ji. Ryogen n’oubliera pas cette humiliation contre son autorité.

Miidera (Temple de Miidera au pied du Mont Hiei)

En 981, Yokei fut le choix impérial pour devenir l’abbé du temple Hossho-ji. Ryogen manifesta son désaccord, car tous les abbés précédents de ce temple étaient issus de la branche Ennin. La cour refusa de changer d’avis et 200 sohei Ennin de Ryogen fit une démonstration violente de leurs capacités. Ces 200 moines guerriers remontèrent vers le temple principal en intimidant leurs adversaires qui s’enfuirent de l’Enryakyu-ji. Toutefois, 300 moines et sohei de la branche Enchin se barricadèrent dans le temple de Senjuin tandis que Ryogen se préparait à ordonner un assaut armé pour le reprendre et chasser la rébellion.

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(Ryogen, maître de la branche Ennin de la secte Tendaï)

La situation serait restée bloquée indéfiniment (avec des périodes de calme et des acrochages réguliers pendant 2 siècles) si ces deux branches rivales n’avaient pas leurs alliés dans la lutte pour le pouvoir de la fin de l’époque Heian (794-1185). La branche Ennin s’appuyaient sur le clan Taira et son chef Kiyomori (1118-1181) qui achetait les grâces des moines à coups de balles de riz et de ballots de soie. De l’autre côté, la branche Enchin demandèrent l’appui de Nara et de ses sohei et des anciens nobles restés là-bas, dont notamment les Minamoto et le prince Mochihito. Mais Nara était loin du temple Miidera et de la menace immédiate de l’armée Taira et des sohei de la faction Ennin.

 

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(Taira Kiyomori, chef du clan Taira)

Après plusieurs rebondissements les deux armées se rencontrèrent en 1180 lors de la bataille de Uji, première épreuve du feu pour les sohei des deux bords. Les troupes des Minamoto et les sohei du Miidera se retirèrent vers Nara sous les flèches des Taira, grand vainqueur de cet affrontement. Après avoir franchi et détruit les ponts de la rivière Uji, les Minamoto se réfugièrent au temple bouddhiste du Byôdô-in, toujours dans la province de Kyoto.

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(Bataille du pont de l’Uji entre Taira et Minamoto)

Devant l’arrivée des Taira, le général Minamoto no Yorimasa permit au prince Mochihito de s’enfuir, alors que lui-même était blessé par une flèche. Il se fit seppuku dans la fameuse salle du Phénix du temple. C’est d’ailleurs l’un des premiers seppuku connus. Le prince fut malgré tout rattrapé quelques jours plus tard et tué aussi. Ce fut le début de la guerre du Genpei, qui dura 5 ans, jusqu’en 1185.

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(Temple Byôdô in dans la ville de Uji, préfecture de Kyôto)

Politique et religion : une alliance destructrice

On l’a vu, les sohei sont nés de la montée en puissance de la richesse d’un temple, puis leur rôle a pris de l’ampleur face à la division de la secte Tendai. Mais c’est surtout par leur alliance avec les familles politiques de l’époque qui mit le feu aux poudres et leur donna un statut durable. En remerciement pour le soutien de l’Enryaku-ji et de ses sohei, Taira Kiyomori offrit en retour une attaque sur le temple Miidera et le détruisit jusqu’au sol. De plus, il décida que les temples de Nara n’auraient plus le droit d’aller à la bataille et de soutenir la rébellion. Il envoya une délégation de 500 bushi pour donner ses ordres, tout en leur interdisant expressément toute forme de violence.

La délégation fut attaquée par les sohei de Nara. Pour ajouter à la colère des Taira, la perte de 60 de leurs bushi se solda par l’exposition de leurs têtes à la foule de Nara. Furieux, Taira Kiyomori envoya son fils Shigehira avec pour mission de soumettre toute la ville de Nara. Le 19 décembre 1180 il l’incendia et tua tous les opposants à son père (3500 morts) et détruisit le temple Kôfuku-ji.

 

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(Nara en feu. Ici pendant la fête de la Montagne en feu)

Cet épisode eut plusieurs conséquences. Il envoya un signal terrifiant au mont Hiei, montrant que l’alliance avec les bushi du clan Taira ne pouvait pas être contrôlée et pouvait se retourner contre eux au gré des fluctuations de la politique. Ensuite, l’Enryaku-ji était maintenant le seul grand temple à ne pas avoir été brûlé, le laissant seul aux commandes, mais dans la crainte. Enfin, eux seuls avaient désormais le droit de posséder un ordre monastique guerrier, mais au prix de la soumission et de la peur envers le pouvoir séculier.

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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

3 réflexions sur “Histoire des sohei 1 : la création des moines guerriers

  • 10 mai 2014 à 16 h 21 min
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    bonjour

    Savez-vous si les Sohei ou Yamaboshi existent toujours? si oui, ou sont-ild? merci

    Répondre
    • 11 mai 2014 à 15 h 02 min
      Permalien

      Bonjour,
      Si j’en crois les sources historiques que j’ai pu lire, les sohei ont disparus entre la fin du 14è et le début du 15è siècle. Pour les yamaboshi, je n’en sais rien, désolé. Le mieux serait de demander à l’un des blogeurs français situés au Japon comme Guillaume Erard ou Eric Grousillat.
      Bien à vous.

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