Kapu Kuialua : l’art guerrier d’Hawaï
Lorsque l’on imagine Hawaï, les images qui viennent à l’esprit sont des plages de sable volcanique, des alizés qui font danser les cocotiers, un état américain (le dernier) peuplé d’êtres doux et un peu ventripotents. Mais il est difficile d’imaginer que ces îles furent le bastion de l’une des cultures martiales les plus dures du Pacifique. Et pourtant, comme partout dans le monde, ces îles eurent leur lot de guerres et d’invasions. Pour se défendre, les habitants mirent au point le Kapu Kuialua, un art qui n’a rien à envier avec le kobudo ou le karate d’Okinawa.
À partir du premier siècle apr. J.-C., les Polynésiens commencèrent à naviguer à travers toute l’immensité de l’Océan Pacifique, à la recherche de terres clémentes. Robustes et excellents navigateurs, ils peuplèrent peu à peu la plupart des îles, mais ce n’est qu’en 1200 qu’un groupe en provenance de Tahiti débarqua sur une île qui était 4320 km plus loin, ce qui en soi est une prouesse telle que l’on se demande encore aujourd’hui comment ces marins ont fait pour découvrir Hawaï. Toujours est-il qu’en s’installant sur ces îles, les Tahitiens importèrent également leur esprit guerrier et une société de caste. De cet esprit de caste, la plus brutale qui se fit remarquer fut celle des Koa, les guerriers les plus impressionnants des îles pacifiques.
Très vite la compétition entre différents groupes amena au conflit armé. Puis plus tard dans leur histoire, des tentatives d’invasions par la mer, confirma aux Hawaïens le besoin de posséder des soldats, seules personnes à avoir le droit de pratiquer l’art martial local : le Kapu Kuialua. Grâce à cet art martial, les Koa aidèrent le premier roi hawaïen (Kamehameha le Grand 1758-1819) à unifier les îles en 1810 sous sa gouvernance.
Un art complet
Le terme de Kapu Kuialua est connu depuis longtemps sous le terme de Lua, qui signifie littéralement « deux poings », en hommage au dieu de la guerre Kû et à sa femme Hina. Kû veut dire « tenir » et Hina « tomber » et la combinaison des deux évoque l’art (ou un résumé) de la guerre selon les Hawaïens. Si on décrypte le terme entier on trouve Kapu qui signifie « interdit » ou « sacré », Kû le dieu de la guerre et par extension l’adjectif dénominateur de tout ce qui touche au combat, et enfin Lua, soit l’art interdit du combat à deux poings. Le terme « interdit » est intéressant à analyser ici. Si ce mot est utilisé pour désigner le Lua, c’est parce qu’il était réservé uniquement à la garde d’honneur du roi et sa pratique en dehors de cette garde était punissable de mort. Il faut dire que cet art est si efficace, que le roi avait tout intérêt à le garder sous son contrôle.
Le Lua a pour but de casser les os et disloquer les articulations le plus rapidement possibles. En cela, il n’est pas éloigné des formes anciennes de ju-jutsu ou de yawara japonais. D’ailleurs, les spécialistes s’accordent à dire que le Lua ressemble à un mélange où l’on retrouverait des éléments de karate, de ju-justsu, bojutsu, aikijutsu et kenjustu. Dans la pratique, le Lua est un mélange de techniques d’arme, de boxe et de lutte. Toutes les parties du corps sont utilisées comme armes potentielles. Mais le plus impressionnant dans tout cela est sans doute le corps du pratiquant lui-même. En effet, les peuples polynésiens de type maori possèdent des corps puissants, bien en chair et fort en muscles (pensez aux joueurs maoris de l’équipe de rugby des All Blacks). De plus, seule une élite avec des corps parfaitement impressionnants avait le droit d’accéder à cet enseignement. Avec ces gabarits-là et une technique martiale destructrice, on peut aisément comprendre la crainte des Hawaïens envers les guerriers Koa.
Si le Lua était au départ un art de self-défense, il a rapidement incorporé toutes sortes d’armes locales pour en faire un art de la guerre. L’arme la plus évidente sous toutes les latitudes et le bâton. Il suffit de le ramasser pour commencer à l’utiliser. On trouvera également, et c’est une évidence pour un peuple de marins, la pagaie comme moyen de se battre. Là encore, il ne s’agit pas véritablement d’une arme par nature, mais il est possible de l’utiliser pour faire mal. On trouve également des couteaux, des lames à simple ou double tranchant, des coups de poing en métal et quelques autres petites choses. Plus intéressante est l’utilisation précise de la corde pour étrangler l’adversaire, aspect qui est rarement développé dans les arts martiaux, mais que l’on trouve dans le ninjutsu par exemple.
Mais ce qui retient l’attention parmi ce cours inventaire est la présence d’une arme tout à fait locale : le leimano. Il s’agit d’une sorte d’épée en bois, court, mais très large – à vrai dire plus proche d’une grande raquette de ping-pong -, évidée ou non en son centre, dont le pourtour est hérissé de dents de requins. On retrouve là l’inventivité sans faille de l’être humain à imaginer des armes avec ce que son environnement lui procure. Le simple fait d’être touchée par cette arme procurait de sérieuses estafilades.
Une culture du combat
Une fois par an au moment de l’actuel « Thanksgiving américain », se tenait la fête appelée Makahiki. Sauf que les anciens Hawaïens ne faisaient pas les choses à moitié. Ils célébraient Lono, le dieu des fermiers, pour le remercier des récoltes et donc de la bonne santé. Cette fête durait autrefois du 15 octobre au 15 janvier, soit trois mois où personne ne travaillait dans les champs. Les festivités étaient nombreuses et l’on pouvait notamment observer des démonstrations publiques de combat. Les jeunes de chaque village venaient rivaliser dans des défis ou compétitions en plein air. Le terrain de « sport » ou Kahua, était délimité par des lances plantées dans le sol. Les matchs faisaient le bonheur ou le malheur des parieurs.
Le sport le plus populaire était le Mokomo, une sorte de boxe à laquelle les premiers Occidentaux ont pu assister et donc témoigner par des récits. Ce qui ressort de ces témoignages est la façon pour le mois étonnante de combattre. Les deux participants s’affrontaient du regard et prenaient des postures menaçantes, faisant gonfler les muscles et rouler des yeux terribles. Puis face à face ils se tapaient avec de grands swings sans jamais chercher à bloquer ou à esquiver les coups qu’ils prenaient à pleine puissance. Bien entendu il n’y avait ni gant ni protection, juste un pagne pour la pudeur. La force et le courage étaient ainsi démontrés dans la capacité à encaisser les coups. Le match se terminait assez vite, comme on peut facilement l’imaginer. Le premier qui tombait, même par accident, était perdant. Les coups pouvaient tuer un homme, c’est pourquoi cette épreuve « sportive » n’était pas rien.
Sur chaque île de l’archipel, on trouvait des variantes de lutte. Le hakoko était sans doute la forme la plus brutale. Deux hommes s’agrippaient et chercher à se mettre par terre à l’aide d’une technique de pied. Une variante plus dure était le kaala, décrit par les habitants comme une lutte dure dans laquelle on se faisait rouer de coups. Mais le hakoko a donné une version plus douce et maîtrisée, le kuialua, qui ressemble de manière troublante avec le judo moderne. Enfin, le kulakulai était un mixte entre la lutte et la boxe, où les coups se faisait à paumes ouvertes sur la poitrine de l’adversaire, à la manière des sumo d’aujourd’hui.
Les enfants n’étaient pas en reste. Dès le plus jeune âge, ils jouaient au loulou qui consistait à attraper les doigts ou les avant-bras de l’adversaire pour le déséquilibrer.
On comprend mieux qu’avec un tel engouement que suscitaient ces luttes et ces formes de boxe, que l’art du combat était un aspect bien ancré dans la société hawaïenne et qu’il était facile de trouver des jeunes gens motivés pour apprendre l’art du Lua.
Une étude importante et exigeante
À l’inverse, un candidat pour l’apprentissage du Lua devait tout d’abord faire la démonstration de son calme et de son sang-froid, car il ne devait jamais utiliser sa technique, sauf en cas de danger de mort pour lui ou pour le roi. Pour cela, toutes sortes d’épreuves à la sélection des candidats leur étaient imposées, comme attendre immobile pendant des heures sans bouger sous les moqueries des passants, sous le soleil ou debout face au vent.
Ensuite, les apprentis devaient suivre des cours complets d’anatomie, de physiologie et même d’hypnotisme et de télépathie. Une fois ces matières vues, ils pouvaient passer à l’étude technique proprement dite. Il va sans dire que l’entraînement physique était intense, dont la course sur le sable, la marche en montagne (Hawaï est un ensemble d’îles volcaniques), la natation et le surf[i] étaient la base. Concernant ce dernier, s’il est aujourd’hui considéré comme un loisir de détente, il faut se rappeler quelques aspects intéressants. Tout d’abord, les planches de surf étaient lourdes, car en bois plein. Ensuite, les vagues d’Hawaï sont réputés pour leur force et les côtes découpées sont dangereuses. Enfin, le surf est un excellent moyen de travailler l’équilibre et de développer la force des bras.
Les pratiquants de Lua développaient donc non seulement la tête et le corps, mais bien évidemment les techniques de combat. Celles-ci se divisaient en deux parties. Le combat à mains nues et les armes. Dans le combat à mains nues, le but était de disloquer le plus rapidement possible une articulation ou de briser un os. Pour réaliser ces deux aspects, on comprend l’importance donnée à l’anatomie et à la force du corps. En ce qui concerne les armes, je vous renvoie au prochain article qui les détaille un à un. Mais on sait que la première qui était étudiée était la corde pour attacher ou étrangler. En dehors de cela, on ne sait pas grand-chose sur le Lua ancien, car ces secrets se sont perdus.
Histoire du Lua
Le roi Kamehameha 1er (1758-1819), surnommé le « Napoléon du pacifique », avait hérité d’un petit royaume au nord d’Hawaï. La particularité des royaumes d’alors est l’absence complète d’armée. De plus, les sujets du roi sont considérés comme libres. Pour mener une conquête, il faut donc passer par un soutien populaire. En 1795, il entre en conflit à la tête d’une armée de… 35 hommes. Ce chiffre ridiculement petit étonne, mais ces hommes sont tous des combattants formés au Lua. Peu à peu il unifie les îles hawaïennes sous son règne, après un grand nombre de batailles violentes et spectaculaires où se mêleront rapidement de plus en plus de combattants locaux, puis les Anglais, puis les Français. Mais le roi arrivera à triompher de ses ennemis et des étrangers, grâce à un soulèvement populaire général. Il régnera en souverain absolu à partir de 1810. À cette époque il ouvrit trois grandes écoles de Lua, bien qu’il en exista plein de petites disséminées sur les autres îles, pour former sa garde rapprochée. Il a pu voir sur le terrain à quel point les guerriers formés au Lua étaient farouches, et il tenait à les avoir à ses côtés. Par exemple, l’une des batailles qu’il mena sur l’île d’Oahu jeta 800 hommes les uns contre les autres. Deux seulement survécurent à l’affrontement, grâce à leur formation martiale. Conscient de l’efficacité de cet art martial il envoya 24 jeunes hommes pour s’entraîner et former ses gardes du corps, dont ses deux fils (qui devinrent rois tous les deux sont les noms de Kamehameha 2 et 3). Grand bien lui en prit, car pendant son règne il fut victime de 14 tentatives d’assassinat. Toutes ont échoué.
Malheureusement après sa mort, les écoles fermèrent les unes après les autres. La société Hawaïenne se modifia profondément et rapidement face à l’arrivée massive d’Européens, Américains et de Japonais et de leur technologie. Mais ce sont particulièrement les missionnaires chrétiens qui interdirent ces formes de « pugilat » en échange d’un message plus doux. Une autre raison est également la fin des tabous, ordonné par la veuve et le fils de Kamehameha 1er, ce qui mit à bas toute la structure sociale des îles ainsi que le système des castes. Les missionnaires ne portèrent donc que le coup de grâce à une société déboussolée. Les Américains entreprirent de réformer la société hawaïenne et pendant un temps, tout le monde (jeunes et vieux) alla au jardin d’enfants apprendre une nouvelle culture. Il ne restait pas de place pour continuer à pratiquer des arts du combat, qui plus est des arts techniquement dépassés par l’arrivée des armes à feu.
Ce n’est que plus tard dans le 19e siècle que le roi « joyeux » Kalahaua remis au goût du jour le Kapu Kuialua. Après une visite officielle au Japon, il se rendit compte que le jujutsu qu’il voyait en démonstration lui rappelait les récits que l’on faisait dans sa famille à propos du Lua. Il décida donc de rouvrir une école. Mais cette version, que l’on peut étudier aujourd’hui, n’est qu’une forme édulcorée du Lua ancien.
Des points communs avec le Japon
En étudiant le Lua on ne peut s’empêcher des faires des rapprochements avec le Japon. Deux archipels du pacifique séparés de 6.600 km. Tous les deux ont développé de nombreux arts du combat. À partir du 19e siècle, les voyageurs japonais à Hawaï notent de nombreuses similitudes entre le Lua et le jujutsu. Ils nomment le kulakulai, le « judo hawaïen ». Les Hawaïens s’adaptèrent très bien aux arts martiaux japonais et sont souvent très gradés dans ces disciplines. De nombreux arts martiaux japonais connurent des variantes très violentes sur Hawaï, par exemple le karate emporado ryu.
Les historiens pensent qu’il est possible que des navires japonais s’échouèrent ou accostèrent l’archipel assez tôt dans l’histoire (bien avant l’arrivée du capitaine Cool), laissant en héritage des pratiques martiales aux autochtones. Une autre théorie provenant des ethnologues estime que, puisque les Polynésiens sont probablement originaires de la baie du Bengale, donc de l’Inde, ils ont emporté avec eux le système de castes et d’arts martiaux qui permettaient aux castes dominantes de maintenir leur pouvoir. Leur migration les poussèrent à travers le pacifique jusqu’en Polynésie, puis l’île de Pâque et enfin Hawaï, pendant qu’une autre migration philosophique et martiale se faisait à partir du nord de l’Inde, en passant par la Chine, la Corée puis le Japon.
Qu’importe la réalité de ces histoires. Toujours est-il qu’on ne peut que constater que le Pacifique porte bien mal son nom.
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[i] Quand le capitaine Cook « découvre » Hawaï en 1778 il y’a 300, les habitants pratiquaient depuis longtemps une forme de surf proche de celle d’aujourd’hui. Hawaï est le pays inventeur de ce sport nautique.