Martialité et Aïkido : une expérience

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Depuis quelque temps on voit que la toile s’agite dans le monde de l’Aïkido, notamment depuis le numéro hors série Aïkido de Dragon Magazine qui tirait la sonnette d’alarme sur la défection des pratiquants d’Aïkido. L’une des causes régulièrement soulevées et le manque de martialité que d’aucuns on décrit comme un manque d’efficacité. Voyons un peu ce qu’il en est.

Je ne vais pas revenir sur la notion d’efficacité de l’Aïkido, thème qui a largement été décrit par de nombreux auteurs. Il suffit de se pencher sur les derniers écrits de Léo Tamaki pour savoir à quoi s’en tenir sur le sujet. Je suis entièrement d’accord avec lui quand il dit que l’Aïkido est l’un des arts martiaux les plus dangereux qui soit, car les techniques sont issues d’une tradition guerrière. Tradition oui, dont il ne reste hélas aujourd’hui que des miettes.

La désaffection dont l’Aïkido est victime aujourd’hui tient dans cet argument souvent entendu qu’est son manque d’efficacité, terme que je préfère traduire par « manque de martialité ». Toutes les années où j’ai pratiqué et enseigné l’Aïkido, j’ai constamment entendu ce genre de remarques désobligeantes comme « l’Aïkido c’est de la danse » ou bien « l’Aïkido c’est pour les fillettes ». Outre la débilité de ces remarques, j’ai longtemps fait la sourde oreille sur le fond de vérité qu’elles contenaient parce qu’elles visaient juste. Jusqu’à ce que je rencontre Philippe Cocconi, le professeur qui a su changer mon regard sur l’Aïkido.

Apprentissage de la peur

Philippe Cocconi

Jusqu’ici mes années d’Aïkido s’étaient passées dans un ronronnement tranquille et sans danger, dans l’excitation et la curiosité du débutant qui découvre. Jamais en pratiquant depuis mes 13 ans je n’avais pensé que je puisse me servir de l’Aïkido pour me battre, ni même pour faire peur. Enfant fragile, cela me convenait fort bien de n’avoir pas à me confronter à autrui. Bref, je coulais de jours heureux et tranquille, sans aucune crainte au sein de mes cours d’Aïkido, ni même la moindre remise en question de ce que j’étais ou de ce que je faisais. Mais au premier cours avec Philippe Cocconi je me souviens très bien d’être ressorti avec la peur au ventre. Pour la première fois de ma vie (j’avais 20 ans et 7 ans de pratique) j’ai littéralement senti qu’au moindre dérapage de comportement, de présence ou d’attention de ma part j’allais avoir sérieusement mal. De plus, je ressentais dans chaque pore de ma peau que chaque mouvement du professeur pouvait me briser littéralement, voire pire. Ma crainte a d’ailleurs été confirmée par ma toute première discussion avec lui. Trouvant son look un peu douteux, je lui demandais : « pourquoi avez-vous des poignets de force aux deux bras ? Cela ne fait pas très pacifique pour un prof d’Aïkido ». Réponse : « parce que mon professeur m’a brisé deux fois chacun d’entre eux et que pour enseigner je les mets pour me protéger le temps de ma guérison ». Puis un silence et « où as-tu vu que l’Aïkido était un art martial pacifique ? ».

Vu la capacité de cet enseignant à mettre en œuvre tout ce qu’il disait, j’ai décidé de reprendre tout ce que je savais à la base et je suis resté 13 ans merveilleux et terribles avec lui, à raison de 10 à 15h par semaine. La peur s’est estompée parfois, mais il suffisait que je ne sois plus à l’écoute de son geste pour me retrouver le nez dans le tatami sans avoir le temps de tourner la tête, ce qui me valut quelques douleurs au nez, mais qu’importe. Je n’ai que très rarement eu un mot d’encouragement, ou une félicitation (pour mon sandan uniquement je crois bien), mais plus je m’engageais et affrontais mes peurs et plus il me donnait de son savoir sans compter. Il y avait donc bien un art profond et vif à découvrir, pour peu qu’on s’en donne les moyens et qu’on transpire abondamment dans le keigogi.

Prendre des coups

La peur dont je parle est bien sûr celle de souffrir, de perdre son intégrité physique comme l’on-dit pour faire joli. Pourtant, et je vais choquer sans doute plus d’un pratiquant d’Aïkido,  prendre une bonne pêche de temps en temps remet les idées en place et assainit les relations. Cela vous paraît excessif ? Pas sûr…

Il est de notoriété publique que les atémis en Aïkido ne sont pas portés, et pire, qu’ils sont mimés à l’extrême. Regardez comment les attaques sont faites la plupart du temps. Un shomen qui arrive à hauteur du nez sans bouger et l’attaquant qui avance ainsi dans cette position arrêtée. Autant passer un coup de fil, trois emails et deux SMS pour prévenir que vous allez attaquer ! Idem pour les tsuki, qui sont généralement une vaste rigolade où la personne arme son coup de manière si théâtral qu’il est difficile de ne pas voir ce qui va arriver. Sans parler de la vitesse et de l’intention de frapper qui ne sont jamais présentes. Pourquoi ? Parce que c’est ainsi en Aïkido me répondra-t-on ! Vraiment ?

A chaque placement l’atemi doit être marqué, donnant clairement l’information d’un danger. Ainsi se forme l’esprit martial.

Je vais peut-être passer pour un vieux ronchon qui en a vu d’autres, mais je ne parle pas d’un temps préhistorique non plus, je n’ai que 46 ans. Durant mes années parisiennes d’études de l’Aïkido, les coups n’étaient pas portés à pleine puissance, mais ils étaient clairement indiqués par un appui insistant dans les côtes ou ailleurs si on ne bougeait pas assez vite. Idem pour les shuto au niveau de la tête. Yokomen uchi nous était enseigné au ralenti de manière à ce que l’on voit bien les cervicales 4 et 5 se déplacer latéralement sous la pression. Ensuite on passait à la vitesse d’entraînement, puis on finissait par augmenter la vitesse et la puissance. Si par mégarde je ne bougeais pas assez vite, le coup n’était jamais assez fort pour blesser gravement, mais bien assez pour s’en souvenir pendant quelques jours, et ce, à la pratique à mains nues comme aux armes. Pour quelles raisons ? L’apprentissage de la douleur permet une chose irremplaçable : l’expérience et une vigilance accrue et ne pas répéter deux fois la même erreur. Pour combler cet entraînement à la dure, Philippe m’envoyait tous les ans faire un stage avec feu René VDB et un autre avec Jaff Raji qui étaient tout aussi implacable que lui. En retour, le professeur acceptait qu’on l’attaque s’il présentait une ouverture, mais gare au retour de manche si je puis dire. C’est du donnant donnant.  Je n’ai pas joué beaucoup à ce petit jeu, cela faisait trop mal.

Un jour je me suis vu mêlé à une bagarre dans le dojo de la fac où l’on s’entraînait. Un adepte du kung-fu est venu nous traiter de tous les noms et tout le monde m’a poussé en avant pour défendre l’honneur du club. Situation idiote par excellence ! Malgré les heures d’entraînement et le côté « dojo de l’enfer » que je vivais, je me suis littéralement fait rouer de coups. Je me relevais à chaque fois avec toujours plus de bleus et de douleurs jusqu’à ce qu’il fasse l’erreur de me saisir pour me finir. Je ne sais comment, mais un shihonage a eu raison de lui, enfoncé dans 5 cm de tatami, le souffle coupé et complètement sonné.

Jaff Raji, un de mes modèles parmi les enseignants.

L’expérience du combat

Ce fut un tournant dans ma pratique. Je me suis aperçu que toutes  les critiques concernant l’Aïkido étaient vraies, même avec un entraînement relativement intensif. Il me manquait l’expérience du combat. On sait que O Sensei envoyait ses uchi deshi défier les karateka, judoka et même sumotori dans leurs bars préférés de Tokyo. Je ne pense pas que le but était juste de voir lequel de ses élèves reviendrait en entier, mais bien de les pousser à tester leurs capacités et faire la découverte de la peur et de la douleur. Quel enseignant conseillerait cela à ses élèves aujourd’hui ?

Découvrant ma mésaventure, Philippe commença alors à nous apprendre à prendre des coups. Avant chaque technique tsuki, nous devions ne pas bouger et uke nous frappait quelques dizaines de fois. Idem avec le jo en tsuki dans le ventre. Nous avons vite compris qu’il ne fallait pas contracter les abdominaux, mais remplir le hara pour tenir sans trop souffrir. Ainsi, petit à petit, nous effacions notre peur de prendre des coups en découvrant que nous ne mourrions pas et même que notre corps était capable de s’adapter, puis de s’accoutumer à ce traitement.

Parallèlement, je fis le choix de m’inscrire au karaté Uechiryu, une forme d’Okinawa, sous la direction de Takemi Takayasu. Mes deux premiers cours furent mémorables. Après avoir suivi sans trop de difficulté l’échauffement, le premier combat face à une ceinture bleue se termina en 30 secondes par K.O. pour moi. Deux fois de suite, je me retrouvais étalé sur le parquet du dojo, sans connaissance. Quand je revins la troisième fois Takayasu senseï me dit « vous êtes sûr de vouloir continuer ? Parce qu’il va falloir tout réapprendre à la base concernant le combat, vous n’avez aucun zanshin, aucune mobilité, aucune résistance. Je ne pensais pas que les shodan (mon grade à l’époque) d’Aïkido étaient si faibles. Mais qu’est-ce qu’on vous apprend ? ». Ce fut une terrible gifle de l’entendre dire d’une voix si désolée pour nous autres pratiquants. Du coup, j’ajoutais 3 à 4h entraînement supplémentaire par semaine afin de ne plus jamais être victime d’un K.O., chose qui n’est jamais garantie, évidemment.

Takemi Takayasu, démonstration de ce que le corps peut encaisser avec l’entraînement adéquat.

Une autre anecdote me revient en mémoire concernant un combat dans le cadre d’un stage d’Aïkido. Toshiro Suga aimait l’aspect combatif. Lors d’un de ses stages à Ris Orangis, il demandait aux participants de se mesurer à l’un de ses élèves d’origine indienne qui était un géant, énorme et méprisant. Sa taille, son poids et sa force lui servaient de faire-valoir, car Suga senseï était le seul à pouvoir le mettre par terre. Je me souviens notamment d’un exercice qui consistait à essayer de passer un ikkyo à ce colosse, sur une attaque shomen, chose impossible au regard de sa hauteur et de la taille de ses bras. Quand ce fut mon tour, je regardais les pratiquants précédents qui gémissaient (il n’y a pas d’autres mots) sur le côté du tatami avec qui une tête enfoncée dans les épaules (pour avoir pris le shomen sur la tête), qui un poignet définitivement foulé (parce qu’il se défendait évidemment…). Je demandais à Toshiro Suga si je pouvais opter pour une approche martiale de la situation vu que l’individu n’était pas du tout coopératif. Après son accord je frappais un low kick de toutes mes forces dans le genou droit, ce qui fit descendre le géant d’un étage et je pus faire ikkyo. Toshiro apprécia et me félicita. J’en garde une joie mauvaise dont je ne suis pas fier car j’avais réussi, mais sans avoir pu appliquer directement la technique « pacifique » d’Aïkido qui m’était demandé.

Toshiro Suga, adepte d’un aïkido efficace et implacable.

L’Aïkido est un art martial, point

Bien des années plus tard, alors que j’enseignais l’Aïkido en Belgique depuis 4 ans je me suis retrouvé avec une violente douleur qui m’obligea à m’arrêter pendant un an. Une fois guéri, je n’eus plus du tout envie de pratiquer les arts martiaux japonais et je me dirigeais vers le Qwankido, le Taichichuan et le Qigong. Les arts chinois correspondaient à ce que mon corps recherchait, notamment afin d’être davantage en harmonie avec ce que professe le Shiatsu (qui est pourtant d’origine japonaise, allez comprendre !).

Moi prenant un atemi dans le placement de Philippe Cocconi. Encore une fois, j’étais trop embarqué dans le mouvement pour pouvoir l’éviter.

Dans le cadre du Qwankido, ce kungfu vietnamisé, j’ai pu lors de quelques échanges un peu musclés passer des techniques d’Aïkido. À chaque fois, celles-ci prenaient complètement par surprise les combattants. Mais surtout je pus constater l’étonnante efficacité de l’Aïkido. J’avais déjà joué à ce petit jeu-là dans le cadre du karaté, mettant hors d’état de nuire des durs à cuire plus gradés que moi. Aujourd’hui, les pratiquants se tiennent à distance et n’ayant pas de goût particulier pour le combat, je laisse tout cela derrière moi. Finalement, ma drôle de trajectoire dans les arts martiaux chinois m’a permis de découvrir le trésor qui je cherchais dans l’Aïkido. Celui-ci est un art martial du plus haut niveau avec la capacité destructrice la plus grande que j’ai pu rencontrer. Cela n’a été possible et ne restera possible selon moi qu’en pratiquant avec l’esprit le plus martial qui soit et que l’on peut résumer ainsi :

  • Une pratique intensive qui est la seule possible pour arriver à transformer l’Aïkido en art martial. En deçà, c’est un art de détente physique tout à fait sympathique.
  • Donner et prendre des coups dans la pratique permet de comprendre ce que représente Zanshin, Ma-aï et tous les principes. Sans confrontation physique, même contrôlée, on ne peut que fantasmer sur ce que cela représente. Seul le corps peut être formé à la pratique martiale, l’esprit ne servant pas à grand-chose sinon à briller en société.
  • Le professeur doit montrer l’exemple par une vigilance et une rapidité sans faille, et accepter d’être attaqué par ses élèves (comme Noro ou Tamura qui essayait de surprendre O Senseï à leur époque, y compris à la sortie des WC). Il doit aussi former les corps en les frappant progressivement afin de les renforcer physiquement et psychologiquement (c’est que font tous les autres arts martiaux hors Aïkido).
  • Même si ce n’est pas socialement acceptable, rien ne vaut l’expérience de la confrontation d’une bonne bagarre. En Aïkido il n’y a pas de compétition, et je trouve cela très bien, car la compétition déforme l’art martial, le dévie de son but premier et l’attitude des pratiquants pour en faire un sport. Mais on pourrait imaginer des randori qui ne soient pas des promenades de santé où l’on exécute trois à quatre techniques (toujours les mêmes) pour les remplacer par des randori qui cherchent à mettre à terre et/ou contrôler un ou plusieurs adversaires à la fois.

Conclusions

Finalement, remettre l’Aïkido au niveau d’un art martial digne de ce nom n’est pas si terrible que cela, et je suis persuadé qu’en quelques années il est possible de remettre n’importe quel dojo dans la lumière de ce qu’est un budo. Mieux encore, cela lui permettra de reprendre sa place au sein de la famille des arts martiaux japonais sans qu’il en soit la risée, comme c’est hélas trop souvent le cas.

Tuski au Jo. Prendre le coup pour s’habituer peu à peu et aiguiser la vigilance. L’Aïkido est un art martial, point.

Mais si vous lisez ces dernières lignes et que vous méprisez ces propos, je ne peux que vous inciter à réaliser cette petite expérience comme mon professeur le faisait une fois par an. Invitez un pratiquant de haut niveau d’un autre martial, judo, karate, kendo, shorinjikempo ou autre, puis laissez-le donner un cours dans votre dojo. À chaque technique démontrée, avec l’accord de l’invité, tentez une contre-attaque ou de vous défaire d’une saisie. Ce test est terrible pour l’ego mais salvateur, car il permet de savoir où l’on en est dans sa pratique martiale. Si aucune des techniques de votre Aïkido ne passe et que vous êtes constamment perdant ou bloqué, c’est qu’il est temps de reprendre le concept de « martial » à la base.

Bonne pratique.

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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

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