Aux origines des arts martiaux japonais en Europe : le Bartistu

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Portrait Barton WrightA la fin du 19e siècle, un homme va chercher à introduire les arts martiaux japonais en Europe, tout en les mélangeant aux techniques occidentales. C’est à Londres qu’Edward William Barton-Wright fondera la première école martiale d’inspiration orientale : le Bartistu. Je vous propose un voyage aux origines des arts martiaux japonais en Europe.

D’une mère écossaise et d’un père anglais, c’est en novembre 1860 dans l’empire des Indes que naquit Edward William Barton-Wright. Grâce à sa bonne naissance (son père est un bourgeois), il part pour l’Europe afin de faire des études en France et en Allemagne. Il devient ingénieur pour les mines et fait ses premières armes en Espagne et au Portugal avant de déménager pour l’Égypte et le Japon. A l’époque de la grandeur de l’empire Britannique, les anglais n’ont pas peur de voyager à travers le monde, qu’ils contrôlent en grande partie. Et si aujourd’hui ce genre de vie mouvementée parait étonnant, ce n’était pas le cas deux siècles plus tôt. Derrière ses pérégrinations professionnelles se cache un goût prononcé pour les cultures qu’ils traversent. Mais le monde de la fin du 19e siècle n’est pas un monde sûr, aussi se passionne-t-il rapidement pour les méthodes de self-défense. C’est pourquoi lorsqu’il débarque en 1896 au Japon, il cherche le plus vite possible à rencontrer les maîtres martiaux les plus connus de cette époque. Bien des années plus tard il dira d’ailleurs à Gunji Koizumi (qui le cite en 1950) « J’ai toujours été attiré par les techniques de self-défense et j’ai appris de nombreuses méthodes dont la boxe, la lutte, l’escrime, la savate et l’utilisation du stilleto sous la direction de maîtres reconnus et défiant des costauds, je me suis entraîné jusqu’à ce que soit satisfait des applications pratiques« .

Les arts martiaux des antipodes

Mais le Japon n’est pas l’Europe et l’on est loin de l’art de la boxe ou de la savate dans ce pays. Le premier professeur qu’il rencontra fut Jigoro Kano, fondateur du judo moderne. Même s’il admit par la suite qu’il ne pu apprendre les profondeurs de la voie de la souplesse, Barton-Wright réussi à s’instruire à peu près correctement. Sa chance fut surtout d’obtenir de la part de Kano une recommandation pour être admis dans un koryu : le Shinden Fudo-ryû. Kano connaissait cette école, notamment parce qu’un de ses élèves, Takenaka Tetsunoke, y avait étudié l’art du taijutsu. L’instructeur du Shin Fudo-ryû fut probablement Terajima Kuniichiro sensei que Barton-Wright décrira comme étant un spécialiste des katas, sans pour autant donner son nom. Cette école fondée au 12e siècle transmet une forme de taijutsu qui se divise en jiujutsu (lutte avec clés) et daken taijutsu (frappes et katas). Barton-Wright fut admis en même temps qu’un anthropologue hollandais nommé Herman Ten Kate, au dojo de Kobe. Il y étudia comme il put pendant les trois années de son séjour nippon.

japon 1896

Japon en 1896

Enthousiasmé par ce qu’il avait étudié, Barton-Wright rentre à Londres en 1898 avec le projet d’ouvrir un dojo. Mais à ce moment-là, Londres était en pleine effervescence et transformation dans tous les domaines qui soit, y compris en matière d’éducation physique. Celles-ci se multipliaient et les messieurs s’inscrivaient avec enthousiasme dans des clubs sportifs ou d’escrime, souvent assez sélect, afin de prendre soin de leur corps. En parallèle, la ville était en plein bouleversement et l’industrialisation avait creusé le fossé entre les classes sociales. Des quartiers entier de la capitale anglaise étaient dangereux pour la bourse et la vie des nantis. Ceux-ci cherchaient dès lors à devenir plus fort grâce au sport. Barton-Wright leur apportait en plus des techniques de self-defense.

Le Bartistu Club

A cette époque pour se faire connaître du tout Londres, on ne fonde pas de dojo – nom trop exotique – mais un club de gentlemen. Ce sera le Bartitsu Academy of Arms and Physical Culture ou plus communément le Bartistu Club, à Soho au 67b Shatesbury Avenue. Tant qu’à nommer un art martial, autant qu’il porte le nom de son promoteur. N’oubliez pas que Barton-Wright est un homme du monde, ce que l’on appelait autrefois un bourgeois et aujourd’hui un entrepreneur.

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Salle du Bartistu Club à son ouverture

Mais une fois le local trouvé, il fallait faire un peu de publicité, notion qu’il maîtrisait déjà relativement bien. Pour cela, il va réaliser bon nombres de démonstrations privées et publiques où ils invitent des hommes plus forts que lui et bon nombre de journalistes. Les gazettes parlent de lui comme un « prodige » et si le jiujutsu avait déjà été montré une ou deux fois en Angleterre, il n’avait jamais été enseigné. Non content de cette publicité il décide de rédiger lui-même une série d’articles expliquant son art pour le Pearson’s Magazine.  Ce détail à son importance comme nous le verrons plus tard.

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Article de presse dans le Pearson’s Magazine

Enfin, voyant le succès remporté par le jiujutsu, Barton-Wright profite de ses relations au Japon pour demander l’envoi d’experts martiaux. Jigoro Kano répondra favorablement en facilitant l’arrivée à Londres de K. Tani, S. Yamamoto et Yukio Tani, alors âgé seulement de 19 ans. Si les deux sensei retournent rapidement au Japon, Yukio Tani restera sur place. Il sera rejoint par un autre jeune expert, Sadakazu Uyenishi.

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Yukio Tani et Sadakazu Uyenishi

Parallèlement aux maîtres japonais, Barton-Wright s’entoure d’une équipe pour le moins éclectique. Pour enseigner les armes européennes il fait appelle au Suisse Pierre Vigny dont l’art de la canne est réputé car il l’a profondément modifié en s’inspira du Calinda des Caraïbes. Son innovation est de proposer une garde haute, particulièrement efficace en self-défense. Autre Suisse à le rejoindre, Armand Cherpillod, était un lutteur de Schwingen (« lutte à la culotte », où l’on s’attrape uniquement à la culotte) particulièrement brillant. Il fit ensuite une carrière en lutte libre où il devint plusieurs fois champion d’Europe, puis champion du monde, entre 1900 et 1926, grâce notamment au jiu-jitsu qu’il apprit au Bartistu Club. Ce Club devint également le rendez-vous d’un groupe d’antiquaires d’armes, qui voulaient faire revivre l’escrime ancienne. Sous la direction du capitaine d’armée Alfred Hutton, ils redécouvrent et expérimentent dans des assauts parfois violent, l’art de l’épée européenne. A la mi-1901, une certaine Mademoiselle Emil Behnke vint proposer des exercices de respirations qu’on intégra rapidement à l’ensemble des disciplines du club.

Pierre Vigny

Pierre Vigny

Grâce à la campagne de publicité, le club ne tarda pas à trouver sa clientèle. Celle-ci était généralement aisée, car dans cette société des grandes capitales industrielles de l’Europe, les hooligans ne manquaient pas pour détrousser les riches à chaque coin de rue. Des quartiers entiers de Londres étaient franchement malfamés et l’on y risquait très concrètement sa peau. La self-défense venait à point nommé. Les puristes d’aujourd’hui diraient que tout cela est amalgame indigne des traditions nippones, mais le Bartistu était le premier système de combat oriental et personne ne connaissait alors les arts martiaux japonais. En revanche, la mode était aux curiosités, ces objets venant du pays du soleil levant et que toute la bourgeoisie, de Vienne à Londres en passant par Paris, s’arrachait à prix d’or. Surfant sur cette vague, le Bartistu ne pouvait que remporter un vif succès.

Un héritage étonnant

L’une des bonnes idées de Barton-Wright fut d’ouvrir des cours de self-défense aux femmes, afin d’augmenter son public et aussi parce qu’elles étaient une cible privilégiée des agresseurs de tous poils. Les femmes de bonnes familles ne voulaient bien entendu pas se mêler d’activités sportives destinées à ces messieurs. Les femmes de milieux sociaux défavorisés ne pouvaient s’offrir ce qui aurait été perçu comme un divertissement pour nobles. Les seules vraiment intéressées étaient les femmes qui se battaient pour leurs droits, notamment le droit de vote, les fameuses suffragettes. A partir de 1903, celles qui étaient jusqu’alors considérées comme intellectuellement inférieures aux hommes, créèrent la Women’s Social and Political Union. Face à la résistance de la société victorienne, ces femmes furent rapidement confrontées aux forces de police, les fameux bobbies, qui les éparpillaient sans ménagement. L’apprentissage du jiujutsu leur permit de retourner littéralement les policiers et de leur assurer une féroce réputation auprès du public. C’est ainsi qu’en 1918 elles obtinrent le droit de votre à partir de 30 ans.

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Suffragette tentant une technique de jiujutsu sur un policier

Pour faire face à ces furies, comme on les surnommait alors, la police ne tarda pas à s’intéresser elle aussi aux techniques de self-defense. Mais le Bartistu Club était surtout le lieu de nombreux militaires. Ceux-ci adoptèrent rapidement de nombreuses techniques et créèrent des manuels à destination des soldats, et ce, dès avant la première guerre mondiale. Cette guerre permit la diffusion de ces techniques auprès de nombreux autres armées européennes et américaines du nord. Aujourd’hui, même si les techniques de self-défense ont bien changées, toutes les polices et les armées du monde sont les héritières directes du Bartistu.

technique canne israel

Entraînement militaire à la canne en Israël (date inconnue)

Enfin, le mélange des origines martiales du Bartistu ne fut que le premier d’une longue liste de croisements entre extrême-orient et occident. Le MMA d’aujourd’hui est lui aussi l’héritier de Barton-Wright, précurseur du mélange des genres.

Un entraînement novateur

La grande innovation du fondateur du Bartistu fut de croiser les entraînements. Tout d’abord avec la vogue de culture physique et l’utilisation des poids, des anneaux et autres chevaux d’arçons. Mais il voulait surtout que chaque étudiant puisse tester les connaissances acquises dans une des disciplines du Bartistu dans un assaut contre une autre discipline. Par exemple, une attaque de canne contre une technique de jiujutsu. Son idée était de pouvoir se sortir de toutes les situations et face à n’importe quelle distance d’attaque ou arme utilisée. Il favorisait pour cela l’utilisation de la canne pour la grande distance, des pieds avec l’art de la savate pour une distance moyenne et du jiujutsu pour le corps à corps. Aujourd’hui on appellerait cela du cross training.

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Jiujutsu au Bartistu Club en 1903

Autre innovation intéressante, le fait de demander à ses étudiants de suivre d’abord des cours privés dans l’une ou l’autre discipline enseignée, avant de suivre un cours de groupe. Cette pédagogie était pour le moins novatrice à l’époque.

L’art de la boxe et de la savate « scientifique » (comprendre avec une explication technique précise et non plus instinctive) fut modifié par Barton-Wright pour l’orienter purement vers la self-defense. En résumé, il privilégie l’efficacité à la technicité.

Dernière innovation de son cru (mais probablement provenant de l’apprentissage du koryu), la répétition des techniques au ralenti. Il avait compris que l’étude de certains mouvements étaient bien trop dangereux pour être étudié à pleine vitesse. Les étudiants en manque de sensations fortes pouvaient toujours se rattraper dans les séances de combat libre (free fight) à pleine puissance (full contact), deux termes qui sont eux aussi les héritiers du Bartistu.

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Déclin du Bartistu…

Si les premiers temps le succès fut au rendez-vous, il s’avéra par la suite que Barton-Wright fut un piètre communicant. Il ne sut pas comment maintenir l’intérêt pour son art. De plus, les experts japonais qui l’accompagnaient, devinrent rapidement célèbres. Ils furent même la coqueluche de la bonne société londonienne pendant quelques temps. Le club ferma ses portes en 1903, tandis que Yukio Tani, Sadakazu Uyenishi et Pierre Vigny ouvraient leurs propres dojos et club sportif. Il faut savoir que, jaloux de son succès, Barton-Wright se bagarra avec Tani. Celui-ci rompit ses engagements pour travailler comme lutteur professionnel avec un certain William Bankier, qui proposait des tours de force dans les music-halls. Les efforts de Bankier lancèrent une mode internationale du jiujutsu dans ses années d’avant-guerre, grâce à de nombreux articles, démonstrations et ouvertures de dojos à travers tout le monde occidental. Yukio Tani devint ainsi la première star martiale, bien avant Bruce Lee au cinéma.

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Yukio Tani et Barton-Wright

Certaines sources disent que Barton-Wright chercha à développer son art jusque dans les années 20, mais il en revint jamais à la mode. Il meurt en 1951 à l’âge de 90 ans, et est enterré dans ce que feu l’historien des arts martiaux Richard Bowen a décrit comme « la tombe d’un pauvre ».

… et renaissance

On n’entendit plus jamais parler du Bartistu, sauf le nom déformé de… Baritsu.

Sir Conan Doyle en avait assez d’écrire des romans policier avec comme héros Sherlock Holmes. Mais devant la pression du public, il le ressuscita en 1901 dans sa célèbre oeuvre intitulée « La maison vide ». Là, il raconte l’affrontement de Holmes contre le machiavélique professeur Moriarty, près d’une chute d’eau en Suisse où il eut le dessus grâce à sa connaissance du Baritsu, comme tout bon gentleman qui se respecte à l’époque.

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Holmes fait une technique à Moriarty

Ce passage intrigua longtemps les fans de Scherlock Holmes. Mais il faut se souvenir alors que Conan Doyle écrivait ses romans sous forme de feuilleton pour le Pearson’s Magazine, ce même magazine où Barton-Wright avait publié ses articles sur le Bartistu en 1898. Trois ans plus tard, une faute d’orthographe aura transformé le Bartistu en Baritsu, et sous ce nom, sera devenu l’art de combat de Sherlock Holmes. On peut d’ailleurs voir cette technique dans le film éponyme de 2011 avec Robert Downey Junior.

Gunji KoizumiIl a fallu jusqu’en 1990 pour que des spécialistes, notamment japonais comme Gunji Koizumi (ci-contre), pour affirmer que le Baritsu de Holmes était bien le Bartistu de Barton-Wright. La légende tenace de Holmes permit à de nombreux passionnés d’arts martiaux à travers le monde de redécouvrir les écrits sur le Bartistu. En 2001, le site web Electronic Journals of Martial Arts and Sciences (EJMAS) a commencé à republier beaucoup des articles de Barton-Wright qui avaient été découverts dans les archives de la British Library par l’historien Richard Bowen. En 2002, ces mêmes passionnés créèrent la Bartistu Society, une association internationale. Son but est double. D’un côté faire revivre le Bartistu en créant des clubs (actuellement en Italie, Russie et Israël en attendant d’autres pays) et d’autre part transmettre le Bartistu d’origine (selon les manuels de son fondateur) et de développer le néo-Bartistu, c’est à dire des interprétations modernes, personnalisées, tirées spécialement des manuels d’entraînement produits par d’anciens instructeurs du Bartitsu Club et de leurs étudiants entre 1899 et le début des années 1920. En 2005 est publié le Bartistu Compendium et l’année suivante apparaît le site Bartistu.org.

Ainsi, tel un phénix de l’Asie lointaine, le Bartistu est en train de renaître de ses cendres, et parions que vous en entendrez parler à nouveau dans les prochaines années.

 

 

 

 

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Ivan Bel

Depuis 30 ans, Ivan Bel pratique les arts martiaux : Judo, Aïkido, Kenjutsu, Iaïdo, Karaté, Qwankido, Taijiquanet Qigong. Il a dirigé le magazine en ligne Aïkidoka.fr, puis fonde ce site. Aujourd'hui, il enseigne le Ryoho Shiatsu et la méditation qu'il exerce au quotidien, tout en continuant à pratiquer et écrire sur les arts martiaux du monde entier.

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